Première
par Thomas Baurez
Dans son précédent long-métrage Les Filles d’Olfa, la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania avait créé un dispositif permettant à des interprètes professionnels de venir suppléer les véritables protagonistes d’un drame si celui-ci devenait trop difficile à « rejouer ». A plusieurs reprises ce documentaire autoréflexif montrait à quel point la reconstitution était en grande partie condamnée à n’offrir qu’une vision falsifiée, voire appauvrie des choses. Olfa et ses deux filles venaient ainsi corriger la mise en scène jusqu’à reprendre physiquement possession de leur histoire. Il en résultait un film vertigineux, complexe, jamais théorique, sur les pouvoirs du cinéma. La Voix de Hind Rajab part d’une véritable archive sonore dont Kaouther Ben Hania cherche, par les outils du cinéma, à retrouver la dynamique du moment auquel elle appartient. Il convient donc d’élaborer une mise en scène propre à accueillir cette preuve d’un réel orphelin d’images.
Le 29 janvier 2024 le centre d’appel du Croissant-Rouge Palestinien (l’équivalent de la Croix Rouge) reçoit l’appel paniqué d’une petite Gazaouie de cinq ans, prisonnière d’un véhicule bombardé par l’armée israélienne en plein cœur de l’enclave assiégée. A l’autre bout du fil, l’humanitaire désemparé cherche à rassurer l’enfant et mettre tout en œuvre pour organiser son sauvetage. Malheureusement cette mission se heurte à la réalité contrariée du terrain et surtout à un protocole à la lenteur peu compatible avec l’urgence. C’est cette course contre la montre chargée d’une tension maximale que Kaouther Ben Hania a reconstitué en huis clos. Il en résulte un pur moment d’angoisse qui voit des acteurs agrippés à la voix fragile d’une enfant personnifiée sur l’écran d’ordinateur par une ligne dont les violents soubresauts traduisent l’effroi. Ce suspense sensationnaliste pourra facilement être éventé en allant chercher au préalable des informations sur internet (le drame a été suffisamment retentissant pour avoir sa propre page Wikipédia). Que faire d’un tel objet qui semble transgresser tous les interdits de la mise en scène ?
Il paraît évident que, guidée par l’immédiateté de la réalité, Kouther Ben Hania cherche à rendre compte le plus intensément possible de la tragédie palaisienne en cours. L’heure ne serait donc plus à tergiverser sur la moralité d’un travelling mais à trouver une façon de sidérer l’opinion par son médium. Du spectaculaire utile en somme. Sauf qu’en sanctuarisant ainsi l’archive forcément terrassante, tout ce qui l’encadre - fabriqué pour l’occasion - devient encombrant. Pour être audible ce document n’avait nul besoin d’un décor. Ce synchronisme factice dessert les deux parties. La voix paniquée de Hind Hajab se retrouve ainsi prise au piège d’un dispositif qui prend appui sur elle donc menace de l’avaler. La mise en scène pêche, elle, par faiblesse et les acteurs, pas très à l’aise, forcent, par réflexe, leur jeu. Quant à la tension, presque autonome, elle progresse trop tranquillement vers l’inéluctable. Car quel que soit l’issue du drame, le spectateur pourra à bon droit s’interroger sur le degré d’efficacité de ce scénario « à l’américaine ». Le chantage affectif que suppose l’entreprise ne la dédouane évidemment pas d’une grille de lecture critique. Si Olfa et ses filles avaient mis à jour les impasses de l’imbrication de la mise en scène dans leur histoire, Hind Rajab, elle, n’a malheureusement pas cette latitude. Cette absence de dialogue déséquilibre tout un édifice construit sur un impossible rapport de force. Et lorsque la cinéaste nous montre sur des écrans de téléphones portables les vrais humanitaires filmés par leurs collègues lors de ce jour atroce, elle fournit sans le savoir les preuves de son impuissance à témoigner de la tragédie.