- Fluctuat
Prix du jury et révélation du festival de Cannes, le troisième long-métrage de Apichatpong Weerasethakul, « Tropical Malady », est un conte moite et lent dont la beauté vénéneuse pourrait bien s'avérer mortelle pour certains. Ce film, avant tout sensitif, surprend par sa forme, son rythme et ses parti-pris radicaux.
« Nous ne pouvions pas comprendre, parce que nous étions d'un autre âge et n'avions pas de mémoire, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers temps, de ces temps révolus qui n'ont laissé presque aucune trace, et aucun souvenir. »
Au coeur des ténèbres, Joseph Conrad.Tropical Malady étonne d'abord par son découpage en deux parties. Dans la première, Keng est un soldat établi à proximité de l'habitation de Tong, jeune homme de la campagne. Ils éprouvent une attirance réciproque qui les amène à se côtoyer assidûment. Dans la seconde, Tong disparaît, alors que les vaches de la région sont décimées par un animal sauvage, qui, selon la légende, pourrait être la réincarnation d'un homme. Keng alors part, seul, dans la forêt pour traquer la bête, à moins qu'il ne cherche son ami ou lui-même... Un seul personnage, Keng, unifie ces deux parties. Elles sont de fait si différentes qu'elles pourraient être vues de façon autonome.L'autre surprise concerne le rythme, qui ne tient jamais compte des éventuelles attentes du public. Ici, le temps qui s'écoule est d'une consistance étonnante pour le spectateur peu habitué à un cinéma aussi contemplatif. Il semble d'abord comme suspendu pour relater une simple histoire d'amitié qui se transforme en amour. Sorte de temps heureux, il est scandé de micro-événements (karaoké, matchs de foot, etc...) qui dessinent la topographie d'un éveil amoureux rendu avec grâce et sensibilité. En toute innocence, Keng et Tong se découvrent, en harmonie avec la Nature. La lumière joyeuse et directe de cette première partie alimente encore un peu plus ce sentiment diffus d'un paradis originel, habité sans culpabilité apparente, par deux être sains qui évoluent avec joie et insouciance.La seconde partie nous envoie de l'autre coté du miroir. Le contraste est saisissant. Elle ne ressemble à rien de connu, sinon étrangement à une évocation, à la sauce Thaï, du Predator signé John McTiernan. Après la lumière, l'obscurité, quasi complète. Après les dialogues légers, voir futiles, place au silence, total et épais, d'un lieu hostile. Il n'y a presque pas un mot, seulement des souffles, des bruits propres à la forêt et générateurs d'angoisse. Cette césure est plutôt dérangeante puisqu'elle n'est jamais expliquée. Il s'agit pourtant du point névralgique d'une oeuvre déstabilisante. En effet, s'il est bien difficile à partir de là de trouver un fil conducteur ou des explications, on ressent, confusément, que l'on se trouve dans une sorte de rêve et que l'on vient de passer une frontière. Mais où finit la réalité, où commence le rêve ? Avant ou après ? Et faut-il vraiment choisir ? Car c'est aussi, et surtout, la force de ce récit que d'ouvrir une multiplicité de pistes. Il nous place entre deux mondes, avec la liberté de choisir son camp, son interprétation. Sur l'écran noir de la seconde partie, nous projetons nos angoisses, à l'image de Keng qui, peut-être, se trouve confronté à sa propre animalité. On pense alors à cette phrase de Conrad : "On vit comme l'on rêve - seul...".En s'alimentant mutuellement, les deux chapitres aident à ressentir plus qu'à comprendre, sans certitude, un récit qui ne cherche jamais à se justifier. Nous sommes désorientés, comme Keng. Nous naviguons avec lui sans boussole ni repère. L'écoulement du temps paraît aussi lourd dans cette seconde partie qu'il était léger, malgré sa lenteur, dans la première. Ses sens lui jouent des tours alors que les nôtres sont sollicités comme rarement au cinéma, rendant presque palpable la sensation physique de la jungle. Pour autant, sa quête ne se cantonne pas seulement à cet espace inhospitalier, mais aussi à celui, impénétrable, des ténèbres de l'esprit : le sien et ceux de la mythologie locale.Il faut donc une bonne dose de courage pour résister à cette absence permanente de certitude et à ce tempo lancinant qui tranche sur les "pré-mâchés" d'Hollywood et consorts. Le danger serait de sombrer dans une certaine léthargie qui s'incrusterait irrémédiablement, comme la chaleur moite et étouffante de la forêt thaïlandaise imprègne chacun des plans. Mais, loin des conventions narratives classiques, sûr de sa beauté formelle, Tropical malady avance de façon inexorable et éprouvante. L'oeuvre s'embellit et se vivifie à force de distiller un charme inattendu en jouant sur le registre des sens.Tropical malady
(Sud Pralad)
Réal. : Apichatpong Weerasethakul
Thaïlande, 2004, 118 mn
Avec Banlop Lomnoi et Sakda Kaewbuadee
Sortie en salles le 24 novembre 2004[illustrations : © Ad Vitam]
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