Michel Bouquet
Abaca

Complice de Truffaut, Chabrol, Anne Fontaine ou Robert Guédiguian, l’acteur avait 96 ans.

Il avait coutume de dire que le métier d’acteur consistait à retrancher plutôt qu’à ajouter. "'Comme un peintre avec ses esquisses", expliquait-il à Première en 2001, au moment de la sortie de Comment j’ai tué mon père, d’Anne Fontaine, l’un de ses grands rôles tardifs, qui lui avait valu le premier César de sa carrière. Ce processus de soustraction, d’"éboulement" comme il disait, Michel Bouquet l’aura bien sûr principalement réservé au théâtre, dont il fut l’un des monstres sacrés, au cours d’une carrière qui se sera étendue sur près de 75 ans, de la création de Caligula avec Albert Camus en 1945 à ses adieux en 2017, dans Tartuffe, et qui l’aura vu servir Beckett, Ionesco, Pinter, Thomas Bernhard ou Jean Anouilh.

Le cinéma, Michel Bouquet, mort aujourd’hui à l’âge de 96 ans, s’en tenait à distance : "Depuis que je fais ce métier, ce qui m’intéresse, c’est surtout la manipulation d’une situation par un dramaturge… Le cinéma actuel s’accommode mal de ces exigences-là. Les acteurs de cinéma jouent en ne s’oubliant jamais eux-mêmes, ce qui est quand même la principale qualité d’un acteur de cinéma. Je ne suis pas habile là-dedans. Moi, je préfère ne pas être moi. Donc, j’évite. Sauf quand je rencontre, chez un Chabrol, un Truffaut ou un Grémillon, un univers poétique, une façon de voir le monde qui est le sujet principal du film. Là, je suis à l’aise. Sinon, non."

Né en 1925 à Paris, Michel Bouquet avait pris goût au théâtre grâce à sa mère, qui l’emmenait à l’Opéra-Comique, à la Comédie-Française. Il entre au Conservatoire à la fin de la guerre, aux côtés de Gérard Philipe. Son premier grand rôle au cinéma (après notamment une apparition dans Manon, de Clouzot), sera dans Pattes blanches, de Jean Grémillon, en 1949. Mais son véritable âge d’or cinématographique aura lieu plus tard, à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix : Bouquet a alors la cinquantaine et enchaîne les rôles de bourgeois aux lèvres pincées, de notables ambigus, à l’air hautain ou indifférent, comme perdu dans des obsessions inavouables ou des pensées inatteignables. Avocat, flic, juge, il est souvent employé face aux grandes stars de l'époque : Belmondo dans La Sirène du Mississippi, Delon dans Deux hommes dans la ville, les deux dans Borsalino.

François Truffaut en fait l’un des cinq hommes à abattre par Jeanne Moreau dans La Mariée était en noir en 1968, mais c’est avec Chabrol qu’il va tourner ses chefs-d’œuvre, à commencer par La Femme infidèle (1969), où il est un bourgeois qui tue l’amant de sa femme, joué par Maurice Ronet, dans un geste de rage froide inoubliable, qui semblait contenir tout le génie de l’acteur, cette part de folie bouillonnant sous une surface faussement glacée. Bouquet traque la sauvagerie qui se dissimule sous la banalité, le conformisme, l'indicible, la médiocrité.  "Prenez le commissaire que j’interprète dans Deux hommes dans la ville, il est magnifique de médiocrité, magnifique d’inintérêt, expliquait-il. Il fallait montrer que ce type peut faire un malheur atroce en étant parfaitement inintéressant. La médiocrité, d’ailleurs, c’est en soi une chose magnifique."

Bouquet tournera une demi-douzaine de films avec Chabrol, du Tigre se parfume à la dynamite (1967) à L’œil de Vichy (1993), dont il assurait la voix off – rappelons qu’il avait été avant cela le narrateur d’un autre documentaire sur la guerre, Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais, en 1956. Il travaillera aussi, pendant ces glorieuses seventies, avec Yves Boisset (Un condé, L’Attentat), Henri Verneuil (Le Serpent) ou Alain Corneau (France Société Anonyme). Les années 2000-2010, période pendant laquelle il continue de briller au théâtre (les représentations légendaires du Roi se meurt), sont au cinéma celles des grands rôles « crépusculaires » : il incarne Pierre-Auguste Renoir (dans Renoir, de Gilles Bourdos, 2012) et François Mitterrand dans Le Promeneur du Champ de Mars (Robert Guédiguian, 2005), qui lui vaut son deuxième César. Mais même quand il s’intéressait à ces destins d’exception, l’acteur pensait d’abord à soustraire : "Je n’aime pas quand les acteurs parlent comme des mages. Lorsqu’ils disent : « Je rentre dans la peau du personnage ». Pour Mitterrand, il fallait retrancher. Réduire, réduire, et encore réduire." Une leçon de sobriété.