Créer le malentendu
Ça ne date ni d’hier ni de La Vie d’Adèle : Kechiche est le cinéaste du malentendu. (« L’Esquive est une comédie très drôle », Première ; « Une ode à la solidarité familiale », à propos de La Graine et le Mulet, 20 Minutes). On le prend pour un humaniste béat alors qu’il trace le portrait lucide d’une génération dans l’impasse (L’Esquive, 2004). On en fait le chantre de l’intégration alors que chez lui les solidarités s’édifient sur des haines tenaces, et que l’harmonie sociale n’est qu’un vernis qui s’écaille vite (La Graine et le Mulet, 2007). Avec Vénus noire (2010), véritable coup de boule, il affirmait sa volonté de ne pas être juste un cinéaste à César. Trois ans plus tard, c’est la Palme pour Adèle. Et après la polémique, on n’est plus si sûr d’y voir la grande oeuvre fédératrice tant vantée. Un film d’amour pur ? « Ça n’existe pas. Les riches restent avec les riches, les pauvres avec les pauvres », disait la prof de L’Esquive.
Léa Seydoux : "On en a bavé sur La Vie d’Adèle, mais ça valait la peine"
Tirer sur le bourgeois
L’atmosphère anxiogène des cités du Franc-Moisin dans L’Esquive ; les notables marseillais rubiconds qui foutent en l’air la famille de Slimane dans La Graine ; les salons cossus où la Vénus noire se fait humilier... Dans tous ses films, Abtellatif Kechiche dénonce les bourgeois qui imposent les cadres dans lesquels se débattent ses « héros ». Adèle aurait dû s’affranchir de cette idéologie de combat. Raté : « Ce que raconte le film, finalement, ce qui mène Emma et Adèle à la rupture, ce sont leurs différences sociales qui le génère, pas leur homosexualité », commente le cinéaste.
Célébrer la jeunesse
« J’éprouve une grande admiration pour la jeunesse d’aujourd’hui », nous confiait Kechiche à Cannes. C’était le sujet de L’Esquive (un peu aussi celui de La Faute à Voltaire, 2001), mais Adèle va plus loin, la montre dans tous ses états. Combattante, abattue, paumée. C’est là que le metteur en scène puise l’énergie et la vitesse de rotation de ses films. Depuis Pialat, personne n’a réussi à saisir cet âge avec une telle justesse.
La Vie d'Adèle est un chef d'oeuvre brûlant [critique]
Jouir du langage
Abtellatif Kechiche « filme » le langage, capte un débordement sonore, une frénésie de vocabulaire. Dans L’Esquive, il remixait la gouaille caillera avec Les Jeux de l’amour et du hasard. Dans La Graine et le Mulet, le flow inspiré du rap avait laissé place à des accents qui tanguent et se heurtent. Dans ces deux longs métrages (ainsi que dans la première heure d’Adèle, qui recycle une fois encore Marivaux), la grande maîtrise du langage et son ajustement fabriquent la fiction, sont moteurs du film. Ce n'est pas vraiment un hasard si la bouche d’Adèle Exarchopoulos (le vrai sujet du film) est autant l’instrument du désir que celui de l’oralité.
Inventer des actrices
Il y a eu Sara (Forestier), Hafsia (Herzi), Sabrina (Ouazani), Yahima (Torres). Voilà Adèle (Exarchopoulos). Apparitions fulgurantes, elles sont les créations d’un démiurge qui, dans un même mouvement, les fait naître, les épuise et les dévore. Adèle, qui dialectise la relation du cinéaste à ses comédiennes, raconte aussi comment une peintre (Emma/Léa) s’accapare un modèle, lui donne vie, avant de la jeter une fois que le désir est mort. Ce rapport créateur/créature était également présent dans Vénus noire, dans lequel un Monsieur Loyal transformait une femme en monstre de foire puis en cobaye pour anthropologues.
Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos et des prothèses vaginales
Epuiser le spectateur
Dix minutes de : « S’il te plaît, allez, s’teplaît ! » dans La Graine et le Mulet, quand Rym (Herzi) essaie de convaincre sa mère, l’épuisement érotico-sacrificiel de la scène de danse du film, l’ouverture interminable de Vénus noire ou les sept longues minutes de sexe dans La Vie d’Adèle : Kechiche pratique un cinéma de la durée et de l’éreintement qui étire les scènes et les séquences jusqu’à la douleur.
Gaël Golhen
La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, en salles le 9 octobre.
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