Les aigles de la République
Memento

Chemise noire, regard calme : Fares Fares irradie. Dans Les Aigles de la République, il joue un acteur forcé d’incarner le pouvoir. Un rôle miroir, vertigineux.

Quand Fares Fares entre quelque part, la pièce change radicalement d’atmosphère. Chemise noire ouverte, regard intense : on dirait une gravure de mode échappée d’un film noir égyptien. Il a ce mélange rare de douceur et de contrôle qui aimante l’interviewer. Mais l'acteur n'est pas là pour la fashion week. Dans Les Aigles de la République, troisième collaboration avec Tarek Saleh (Le Caire Confidentiel, La Conspiration du Caire), il incarne George Fahmy, une star égyptienne forcée de jouer le rôle du président. Un vertige de mise en abyme où il brouille les frontières entre vérité, pouvoir et performance. Rencontre.

Première : Qu’est-ce qui vous a séduit dans le fait d’incarner un acteur qui joue le rôle d’un président ?
Fares Fares :
Ce genre de rôle m’attire toujours, parce qu’il y a plusieurs couches à explorer. J’aime les personnages qui contiennent plusieurs vérités à la fois. George Fahmy, c’est un acteur obligé de jouer le président d’un régime autoritaire - donc quelqu’un qui joue un rôle à l’intérieur d’un autre rôle. Ce genre de vertige, c’est passionnant pour un comédien. Et puis, dans ce film, je pouvais me permettre d’aller vers quelque chose de plus grand, plus flamboyant. George n’est pas un homme discret. Il est dans la démonstration, il se met au centre de tout. Il est plus narcissique que moi, c’est certain. Mais en même temps, il a une sincérité dans sa vanité : il croit profondément à l’importance de ce qu’il fait.

Comment avez-vous trouvé la bonne distance pour jouer cet acteur ?
Pour moi, le travail d’acteur commence toujours par une préparation très précise. Je dois savoir ce que mon personnage a fait la veille, ce qu’il a mangé, s’il a dormi, s’il a faim. C’est une manière de m’imprégner. Et une fois que j’entre sur le plateau, j’oublie tout. À ce moment-là, ce n’est plus moi qui décide. Ce sont les autres, l’atmosphère, la situation qui me guident. J'interagis avec le contexte. C’est un peu comme une pièce dans laquelle on entre : il faut en connaître les murs, la lumière, mais ne pas vouloir tout contrôler. George, lui, veut tout contrôler - et c’est ça qui le rend fragile.

On sent dans la manière dont vous l'avez joué que vous avez mis des références au cinéma classique.
Oui. J’ai volontairement puisé dans des références d’un autre temps. George Fahmy a un côté larger than life, comme les grandes stars de l’âge d’or. Je me suis inspiré de Mastroianni, d’Alain Delon, de Bogart. Des hommes pour qui la frontière entre un rôle et la vie n’existait plus vraiment. Ils étaient la même personne à l’écran et dans la réalité, ils incarnaient un certain idéal de virilité et de mystère. Avec George, je voulais retrouver ça : la coiffure impeccable, le costume bien taillé, la démarche un peu arrogante. J’ai même perdu quinze kilos pour lui donner cette allure précise. C’était important qu’il dégage ce magnétisme, ce mélange de confiance et de vulnérabilité.

Les Aigles de la République
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Est-ce que vous avez joué George Fahmy comme un bon acteur ?
C’était une des premières questions que j’ai posées à Tarek. Il fallait le définir dès le départ, parce que tout repose là-dessus. Si George joue mal, tout devient caricatural. Et si c’est un génie, on perd la tension. On a finalement décidé qu’il devait être un bon acteur - peut-être pas un immense acteur, mais un vrai professionnel, fier de son art. Il croit profondément à son métier, il se pense indispensable à son époque, et cette fierté devient une forme de faiblesse. Quand le pouvoir politique l’utilise, il ne voit pas tout de suite qu’il est manipulé, parce qu’il est persuadé de servir quelque chose de grand.

Comment fait-on pour jouer un acteur qui joue ?
C’est très technique. Il faut être capable de créer une performance à deux niveaux. Dans certaines scènes, George joue le président - mais pas tout à fait bien. Il joue “un peu à côté”. C’est là que c’est difficile : si je joue vraiment mal, le spectateur le voit et ça devient une blague. Si je joue trop bien, on ne comprend plus la mise en abyme. Il faut rester dans une zone grise. Par exemple, je savais qu’il y aurait une scène où un autre personnage le trouve “trop théâtral”, qu’il en fait trop. George ne s’en rend pas compte, il est fier de ce moment. Et pour moi, il fallait que ce soit crédible - que le spectateur comprenne à la fois pourquoi George se croit génial et pourquoi les autres trouvent ça excessif. C’est du travail d’horlogerie.

Le film passe constamment du grotesque au tragique. Comment gardez-vous l’équilibre ?
Je ne réfléchis jamais en termes de genre. Je ne me dis pas : ici, c’est une satire, là, c’est un drame. Ce qui compte, c’est le ton du moment, la vérité émotionnelle. Je sais toujours d’où je viens et où je vais, dans chaque scène. Le reste, c’est instinctif. Quand on tourne avec Tarek, on ne cherche pas l’effet, on cherche la justesse. Parfois, une petite hésitation, une respiration suffisent à tout faire basculer. C’est ce que j’aime : le déséquilibre.

CRITIQUE : Star ou pantin ? Fares Fares incarne un acteur piégé par le pouvoir dans l’Égypte d’al-Sissi.

C’est votre troisième film avec Tarek Saleh. Vous vous comprenez sans parler ?
Presque. On a développé une manière de travailler très intime. Avant de tourner, on parle beaucoup - du film, de la structure, de la place du personnage. Et seulement ensuite, de la psychologie. On ne commence jamais par les émotions. Je lui dis souvent : si je marque dix buts mais qu’on perd le match, ça ne sert à rien. Le film est plus important que moi. Je dois briller, mais il faut que le film gagne. C’est une logique d’équipe.

Et une fois sur le plateau ?
Sur le plateau, il ne me donne jamais d’indication de jeu. Jamais. Il me rappelle plutôt une idée : “Souviens-toi, ici, George se sent supérieur.” ou “Ici, il commence à douter.” Ce sont des rappels, pas des ordres. Moi non plus, je ne lui dis jamais : “Je veux dire la réplique comme ça.” C’est une relation fondée sur la confiance et le respect. Et si je sens qu’il faut tourner un plan particulier, il me suit immédiatement. Il sait que si je m’arrête pour lui dire “celui-là, on doit le faire”, c’est que c’est nécessaire pour le personnage. Il n’y a jamais d’ego entre nous.

Jamais de tension ?
(Rires) Si, une fois ! Sur notre premier film, on s’est vraiment pris la tête. Il y avait une scène qui ne tenait pas debout. Mon personnage devait s’occuper d’un assistant alors que tout brûlait autour. Je lui ai dit : “Non, ça ne marche pas, je ne le ferai pas.” Et il a fini par admettre que j’avais raison. Depuis, plus rien de sérieux. On discute parfois d’un mot, d’une intonation. Je me souviens d’une scène plus récente, très drôle. Mon personnage venait de prendre du Viagra, et sa partenaire pleurait sur ses genoux. Tarek voulait qu’elle se redresse pour dire sa réplique. Moi, je trouvais plus drôle qu’elle reste allongée et qu’elle dise, sans bouger : “Tu as une érection ?” On a tourné les deux. Il a gardé ma version. (sourire)

Vous semblez aussi proches à la ville qu’à l’écran.
Oui. C’est devenu un ami très proche. On se comprend au-delà du travail. Et c’est pour ça que je peux aller aussi loin avec lui. Quand je joue un personnage comme George Fahmy, je sais qu’il me protège, artistiquement et humainement.

Les Aigles de la république
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Le film aborde de front la question de la propagande et du pouvoir. Qu’en avez-vous retenu ?
Beaucoup. Ces films avec Tarek m’apprennent toujours quelque chose, comme acteur et comme homme. Je ne suis pas égyptien, je découvre ce monde à travers son regard et celui des gens qu’on rencontre. Même la langue n’est pas la mienne : j’ai un coach de dialecte qui me suit pendant tout le tournage. C’est un apprentissage permanent. Ce qui me frappe, c’est la complexité. Rien n’est jamais noir ou blanc. Tout est gris. On peut être convaincu de faire le bien et participer à quelque chose de terrible. George Fahmy ment, trahit, manipule. Mais il ne se vit pas comme un salaud. Il pense défendre son art, sa dignité. Et c’est ça qui le rend tragique.

Vous n’avez jamais eu peur de vous attaquer à un sujet aussi sensible ?
Non. Je vis en Suède, je ne travaille pas en Égypte, donc je suis protégé. Mais je me fie à Tarek. C’est son pays, son regard, son risque aussi. Je lui fais confiance à cent pour cent. Quand il me dit “C’est bon, on peut y aller”, j’y vais. Il est mon repère moral sur ces projets.

Vos personnages sont souvent denses, habités. Comment sort-on de ça ?
C’est la partie la plus difficile du métier. Après un film comme Les Aigles de la République, le personnage reste dans le corps, dans le ventre. Même quand je rentre chez moi, que je m’occupe de mes enfants, il y a quelque chose qui reste. Ce n’est pas mental, c’est physique. Je n’ai pas de technique pour m’en débarrasser. Il faut du temps. Parfois des mois. Pour George, je dirais trois. Pour d’autres, plus encore.

Le tournage de La Conspiration du Caire vous a même fait envisager d’arrêter, non ?
Oui. C’était très dur. Mon fils venait de naître, il avait deux semaines, et j’ai dû partir à Istanbul. Le personnage était lourd, sombre, épuisant. J’étais fier du film, mais je ne me sentais plus moi-même. Je n’étais pas bien avec ma famille, ni avec moi. Je me suis dit : “Si c’est à ce prix-là, peut-être qu’il faut que j’arrête.”

Et qu’est-ce qui vous a fait rester ?
La famille, justement. J’ai compris que je devais apprendre à équilibrer les deux. Être acteur avant et après avoir des enfants, ce n’est pas la même chose. Aujourd’hui, j’essaie de travailler plus en conscience. De ne pas tout donner d’un coup, de laisser de la place pour le reste. Je crois que ça m’a rendu meilleur. Plus ancré, plus patient. Moins obsédé par la performance.

Vous dites qu’un acteur doit être vide pour se remplir du rôle.
Oui. C’est une phrase qui résume tout. Il faut accepter le vide, pour laisser entrer quelqu’un d’autre. C’est effrayant, mais c’est le cœur du métier. Quand je dis que je me vide, ce n’est pas une image. C’est physique, émotionnel. Je me dépouille pour laisser vivre quelqu’un d’autre à travers moi. Et quand c’est fini, il faut réapprendre à redevenir soi-même.


 

Les Aigles de la République en salles le mercredi 12 novembre. 

Synopsis : George Fahmy, l’acteur le plus adulé d’Egypte, accepte sous la contrainte de jouer dans un film commandé par les plus hautes autorités du Pays. Il se retrouve plongé dans le cercle étroit du pouvoir. Comme un papillon de nuit attiré par la lumière, il entame une liaison avec la mystérieuse épouse du général qui supervise le film.