Le dernier film du cinéaste arrive ce soir sur Canal +. Il sera suivi de Many Saints of Newark, le préquel des Soprano.
Cet article a été initialement publié dans le magazine Première n°523 (Adam Driver en couverture).
Clint Eastwood peut-il encore être Clint Eastwood à l’écran, à plus de 90 ans ? Oui et non, répond Clint Eastwood lui-même avec ce 48e – et ultime ? – premier rôle de sa carrière d’acteur.
On a beaucoup moqué Elton John et ses tournées d’adieux. La dernière en date a démarré il y a quatre ans, les tickets sont en vente pour deux soirées au Paris La Défense Arena en juin prochain, si la pandémie le permet. Il jouera du piano assis mais assurera le spectacle. Il aura alors 75 ans. Clint Eastwood en a seize de plus. Il est vieux depuis longtemps, très longtemps, et lorsqu’un homme est vieux depuis aussi longtemps que ça, c’est qu’il est très vieux, un état qui ne dure jamais indéfiniment. Ce constat, Eastwood n’a pas attendu cet article pour le faire. Il en a conçu la matière même de son travail d’acteur et (souvent) de cinéaste, dans une vingtaine de films depuis qu’il a passé la cinquantaine, en 1980, il y a déjà plus de quarante ans. À l’époque, il avait marqué le coup de la mid-life crisis en jouant le chanteur country mourant de Honkytonk Man (1982), road movie en compagnie d’un gamin de 13 ans (interprété par son fils Kyle), où la question était déjà posée : comment tirer sa révérence, comment dire au revoir et comment maîtriser ce qu’on laisse derrière soi, aux siens (ses enfants biologiques) et aux autres, c’est-à-dire nous, son public, ses enfants d’artiste. C’était peut-être un poil tôt. Comme cinéaste, il a tourné vingt-neuf films depuis. Comme acteur, vingt-deux. Elton John peut bien aller se rhabiller.
Cry Macho : Clint Eastwood rabâche et musarde [critique]Adieu perpétuel
Difficile de dire si cet adieu perpétuel, cette fin qui n’en finit jamais, est une acceptation ou un refus de son inéluctabilité. Il est probable qu’Eastwood n’a jamais cessé d’hésiter sur le sujet ces quarante dernières années, entre les films où il revient d’entre les morts (Pale Rider), ceux où il s’éclipse une bonne fois pour toutes (le dernier Harry, il y a plus de trente ans déjà), ceux où il remonte en selle (Impitoyable) ou sur la Lune (Space Cowboys), ceux où il disparaît au bout d’un couloir d’hôpital (Million Dollar Baby) et ceux qu’il termine au fond d’un cercueil (Gran Torino). Probable aussi qu’il a cru à plusieurs reprises déjà qu’il ne reviendrait plus. Comment pourrait-il savoir ? Comment pourrait-il prévoir ? Au cœur de tous ces films, se mélangent deux pulsions contraires, qui alternent, se superposent, se contredisent, se floutent l’une l’autre. Persister et signer en serrant les mâchoires, pour dire à tout le monde d’aller se faire foutre. L’option « c’est pas à mon âge qu’on va me changer ». Ou s’asseoir paisiblement autour d’une table, un bonne tasse de café fumant à la main, et lancer un sourire gentil et doux, comme on demande un peu d’indulgence pour toutes les saloperies qu’on a dites, faites ou inspirées, depuis tout ce temps. L’option « que voulez-vous, j’étais jeune, j’étais con, je ne pouvais pas savoir ». Depuis une quinzaine d’années, quand il lui prend l’envie de refaire l’acteur, c’est plutôt de cette seconde option qu’il s’agit. Repentance ? N’exagérons rien. Rédemption? Peu de chance, et il le sait. Mais quelque chose qui ressemble à des regrets certainement, et à la reconnaissance d’une responsabilité. Tout se cristallise au moment de Gran Torino en 2008, film que prépare Eastwood en parallèle de L’Échange, coproduit par Ron Howard, gamin qu’il avait croisé sur le tournage du Dernier des géants en 1976. À l’époque, il était venu rendre visite à son réalisateur fétiche Don Siegel (l’homme des Proies et de L’Inspecteur Harry) et rendre hommage au monument national John Wayne, dont c’était les adieux à l’écran (à 69 ans, comme quoi tout le monde n’a ni les mêmes gènes, ni le même bol). Avec le scénariste Nick Schenk, Eastwood conçoit ouvertement Gran Torino comme son Dernier des géants à lui, à la limite du remake : l’adieu aux armes d’un vétéran (de la guerre et du cinéma d’action) qui organise sa propre fin et son héritage, en faisant une ultime fois face à la violence pour mieux lui tourner le dos. Dans le film, Eastwood travaille deux images, deux façons de voir : sa vision de lui-même et la nôtre, sans qu’il soit forcément possible de déterminer laquelle est la plus critique et laquelle est la plus idéalisée.
Faiblesse et sagesse
Depuis Gran Torino, Eastwood a refait appel à Nick Schenk les deux fois où il s’est mis en scène comme pour ne pas perdre le fil de sa pensée. D’abord dans La Mule (2018) qui s’en voulait le prolongement intime, une allégorie de sa culpabilité de mari volage et de père absent, et à présent dans Cry Macho, ultime volet d’une sorte de trilogie. À eux trois, ces films constituent le dernier chapitre d’une chronique impitoyable du vieillissement, aussi bien dans sa dimension physique (l’apprentissage de la faiblesse) que dans ses implications morales (la sagesse qui l’accompagne). Dans Cry Macho, pour la première fois, on voit Eastwood refuser les avances d’une femme provocante à l’écran (« non merci, je crois que je vais y aller »). Pour la première fois, surtout, l’horizon du film, son seul véritable enjeu, est de se poser, de se reposer, de se cacher, presque, pour lire des histoires aux enfants avant qu’ils s’endorment. De rester tranquille. Eastwood, les rictus, les gros flingues, les yeux qui se plissent, les punchlines entre les dents (technique maison, inventée pour cause de cigarillo), c’est fini. Lui, la silhouette la plus rectiligne de l’histoire de Hollywood, marche épaules voûtées, cou rentré, bras ballants. Il fait son âge, il le porte sur ses épaules, sur son visage, d’une manière probablement jamais vue sur un écran de cinéma : sauf erreur, personne de son rang ou de sa célébrité n’a joué jusqu’à un âge aussi avancé, encore moins en se maintenant dans son emploi de superstar. Il n’était plus monté sur un cheval depuis presque trente ans (Impitoyable), n’avait plus porté le chapeau non plus, cet attribut qui, plus qu’aucun autre, lui dessine le visage à la perfection. Il dort à la belle étoile (sublime plan où sa silhouette se dessine sur le ciel, avant de disparaître en dessous de l’horizon), dresse un cheval, se fait poursuivre en voiture, donne même un semblant de coup de poing, au passage. Est-ce qu’on y croit ? Pas vraiment. Est-ce que lui-même fait mine d’y croire ? Même pas. Aux États-Unis, Cry Macho est un des pires échecs publics et critiques d’Eastwood, sans doute victime de la fameuse politique de distribution day and date (au cinéma et en SVOD le même jour) décidée par Warner, mais pas seulement. Paul Schrader, l’homme qui tweete plus vite que Donald Trump, n’y a pas été de main morte. « Tout est loupé dans ce film (…) On a l’impression d’assister aux excuses d’un criminel à ses victimes, pour que le juge soit clément. » Il a à la fois raison et tort. Raison de remettre les choses à leur place, mais tort de commencer à tirer quand le type d’en face s’avance un drapeau blanc à la main. Une fois encore, Eastwood dialectise sur ce qu’il incarne et représente. À travers le personnage de l’adolescent latino qu’il a pour mission de ramener à son père, il s’adresse directement à ses fans (notamment américains), et à ce qu’ils n’ont eu de cesse de mythifier chez lui. Sa (toute) puissance, sa méfiance envers les règles, voire sa façon de s’en affranchir, son apologie de la liberté, de la vengeance, d’une violence prétendument juste, son côté mi-ange gardien, mi-ange mortel. Cry Macho lève le voile sur cette illusion, ou sur cette imposture. Il n’était ni gardien, ni vengeur, et encore moins un ange. Au fond, peut-être qu’on n’avait jamais vraiment vu Clint Eastwood sur un écran auparavant. Mais cette fois, c’est bien lui. Avec ce regard bleu et doux, désarmant, du type qui a eu l’habitude qu’on lui passe tout, toute sa vie, et qui, soudain, prend la peine de s’en excuser. Allez, OK, Clint, c’est bon, on t’en veut pas, on pardonne tout. Mais c’est la dernière fois.
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