Il hante le cinéma japonais et américain depuis plusieurs décennies de sa grâce mystérieuse. Sa prestation zen dans Perfect Days de Wim Wenders lui a valu, à 67 ans, les lauriers cannois. Rencontre.
On profite de ce portrait d’un des plus grands acteurs japonais vivants, héros zen du Perfect Days de Wim Wenders qui lui a valu un Prix d’interprétation cannois en mai dernier, pour faire ressurgir des tréfonds de notre mémoire, un choc cinéphile : Eureka de Shinji Aoyama.
Le film, sorti sous nos latitudes au tout début du nouveau millénaire, voyait Kōji Yakusho, 44 ans à l’époque, dans la peau d’un chauffeur de bus scolaire pris en otage par un détraqué. Quelques mois après le drame, le conducteur, fébrile, retrouvait deux écoliers présents ce jour-là – un frère et une sœur –, et tentait de leur redonner le goût de vivre. Débutait alors une errance poético-mystique sidérante dont Kōji Yakusho était le parfait catalyseur. Le comédien y distillait, en effet, cette douceur inquiète propre à déstabiliser celui ou celle qui la recevait en partage, partenaires de jeu et spectateurs. Le choc ressenti cette année-là, n’est jamais vraiment retombé depuis.
Kōji Yakusho ne nous était pas pour autant, inconnu. L’année d’avant, dans Cure du tortueux Kiyoshi Kurosawa (sept longs métrages ensemble depuis), on l’avait vu aux prises avec la psyché d’un personnage hanté par les crimes atroces dont il devait percer le mystère. Le chaos intérieur, invisible par essence, se retrouvait tout entier dans son regard pénétrant, réceptacle d’une mélancolie agitée. On pourrait ainsi remonter encore le temps et chercher l’endroit exact où notre rencontre avec l’acteur, s’est réellement cristallisée. On se trouverait alors à Cannes en mai 1997. L’Anguille de Shohei Imamura, rafle la Palme d’or. Kōji Yakusho y joue un être paumé, à vif, qui cherche sans se l’avouer, un ébranlement intime pour se reconnecter aux autres. Dément, déjà. Pas zen du tout. Et pourtant…
Lou Reed & Patti Smith
Le présent nous ramène au même endroit, Cannes en mai, où le comédien, face à nous, défend Perfect Day de Wim Wenders. Son personnage affiche a priori une plus grande lisibilité. Hirayama, employé de la ville de Tokyo, nettoie les toilettes du quartier bourgeois de Shibuya. Il s’acquitte de cette tâche avec douceur et application. Lors de ses trajets en voiture, il écoute sur son vieil autoradio des K7 de Lou Reed ou Patti Smith, lit du Faulkner avant de s’endormir et regarde à la pause dej’ les feuilles des arbres caressées par le vent comme si nous étions aux origines du monde. Un personnage éco-responsable, bienveillant, humble, prompt à faire le dos rond. Un peu chiant en somme.
Il fallait du génie pour faire vivre tout ça, ébranler cette mécanique pour en révéler la part grandiose. L’acteur, sublime sans le pervertir, cet homme-pipi revendiquant son droit à n’être synchrone qu’avec lui-même. « Je n’ai pas cette sagesse… », précise d’emblée le comédien, campant court au fantasme de l’homme mûr - il a aujourd’hui 67 ans –recroquevillé sur ses propres certitudes. Kōji Yakusho, qu’on n’a pas envisagé pour autant en dangereux agitateur, rassure : « … C’est lui qui est dans le vrai. Je l’envie… » On sent un inconfort à assumer la part volontairement nostalgique du film. «…Wim [Wenders] me scrute avec sa caméra numérique et choisi d’inscrire mon personnage dans ces sanitaires publics ultra-modernes de Tokyo. Il joue intelligemment sur ce décalage, n’impose aucun jugement, pour en révéler toute la poésie… »
Mister Administration
A propos de poésie. En cherchant à en savoir plus sur l’acteur, on est tombé sur une autre identité, Kōji Hashimoto. Yakusho, serait donc un pseudo ? Plutôt un cadeau empoisonné : « C’est Tatsuya Nakadaï (grand acteur de cinéma et de théâtre) qui m’a rebaptisé Yakusho, qui en japonais signifie : administration. Comme j’avais été fonctionnaire avant de devenir acteur, il avait décidé que ça m’irait bien. Je n’aimais pas du tout, mais Nakadaï était mon mentor, c’est lui qui m’a donné mes premiers cours d’art dramatique alors que j’essayais péniblement de mettre de côté un boulot alimentaire qui m’épuisait…. Je n’ai pas pu dire non… » Il souffle : « … Aujourd’hui encore je dois le supporter… »
Qu’avait voulu exprimer Nakadaï avec ce mortel patronyme ? Peut-être une façon de doucher la fougue du débutant, de le prévenir des pièges du métier. Moue dubitative de l’intéressé face aux péripéties du journaliste qui se demande où sont passés ses rames. On poursuit donc notre raisonnement dans notre tête. Jouer, c’est avant tout exprimer un sentiment sans excitations trompeuses. Un labeur très concret dont on oublie la part rationnelle. C’est précisément cette capacité d’exister à l’écran, dépouillé de tout artifices superflus, qui fait la grandeur de Kōji « Administration » Yakusho. CQFD.
Perfect Days. De Wim Wenders. Avec : Kōji Yakusho, Min Tanaka, Tokio Emoto... Durée : 2h03. Sortie le 29 novembre.
Perfect Days, le beau come-back zen de Wim Wenders [critique]
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