Christophe Lambert dans Subway de Luc Besson (1985)
Gaumont

En 1984, Luc Besson fait du métro parisien un territoire cinématographique inédit. Alors que France 5 le rediffuse ce soir, retour dans les profondeurs pour voir si les fantômes du passé continuent de hanter les longs couloirs…

Il est 5 heures, Paris ne s’éveille pas encore. Le passage à l’heure d’été a déréglé les pendules et engourdi les esprits. Il fait encore nuit. Boulevard Voltaire, un rat file sur un bitume dépeuplé. Place de la Nation. Un trou béant. Des escaliers métalliques RATP. Sous terre, les vibrations des premières rames du métro transpercent un silence pesant. L’abondant éclairage abolit la frontière entre le jour et la nuit. Ici et là, des silhouettes étendues à même le sol sont recroquevillées dans des sacs de couchage. Sur les murs, les affiches publicitaires affichent des sourires vains. Quant aux usagers, peu nombreux, ils ont l’allure de pantins perdus dans un espace-temps qu’ils ne maîtrisent plus. Ici une jeune fille, cheveux blonds peroxydés, a le regard vague et la démarche incertaine. Elle saute pour frapper un panneau qui émet un bruit décevant. Elle poursuit sa route jusqu’à devenir un point minuscule dévoré par l’immense perspective d’un couloir aux couleurs défraichis.

Le plafond part en lambeaux et laisse pendre des « stalactites » comme les appellent certains agents pour plaisanter. Plus loin, quatre adolescents hagards se laissent porter par un tapis roulant. L’un a mis son portable sur hautparleur qui recrache une musique saturée. Aucun d’entre eux ne prend la peine de battre la mesure. Plus la force. Dernière étape d’un voyage au bout d’une nuit sans lune. Sur le quai du RER de la station Nation, une rame débarque à toute allure. Quelques âmes solitaires, éparses, sortent de leur torpeur et se dirigent vers des portes aussi automatiques que leurs gestes. Ligne A direction Saint-Germain en Laye. Sonnerie. Bruit de portes. Gare de Lyon puis Châtelet et enfin Auber. AUBER ! Une cathédrale. Des hauts plafonds voutés, des escalators interminables qui vont par deux, trois voire quatre, de larges escaliers mécaniques, des boutiques encore fermées posées les unes après les autres, des couloirs aux teintes orangées, une signalétique old school qui ordonne de surtout bien tenir sa droite…

C’est là que Luc Besson et son équipe ont passé la plupart de leurs nuits blanches pendant l’été 1984, pour la réalisation de Subway, première fiction à envisager l’intérieur du métro parisien comme un territoire dramatique à part entière. De 1h à 5 heures du matin, profitant ainsi des horaires de fermeture au public. Plusieurs semaines de tournage dans l’antre de la bête humaine. Loin de la lumière du soleil. Christophe Lambert cheveux jaunes ébouriffés façon Sting, Isabelle Adjani à l’iroquois, Michel Galabru excité derrière ses écrans de contrôle, Richard Bohringer et sa corbeille de fleurs, Jean-Hughes Anglade sur roulettes… Its only mystery and I like It chante Arthur Simms. Eric Serra à la basse, Jean Reno à la batterie. Tout autour, un monde souterrain qui s’offre à eux et bientôt à nous, spectateurs incrédules des années 80. Ce lieu interminable, tant de fois arpentées, sans charme apparent, mal aimé, révèlent soudain un mystère et une expressivité inédits. Une beauté bizarre, éclairée aux néons. Revenir là où tout s’est joué il y a plus trente ans, qui plus est à cette heure indue où personne n’ose vraiment s’aventurer, c’est entrer dans la maison de son enfance attendant fébrilement que les fantômes du passé occupent à nouveau l’espace. Pourtant ce matin, les murs restent désespérément silencieux même s’ils disent bien quelque chose.  

Subway de Luc Besson (1985)
Gaumont

UN TOURNAGE SAUVAGE

Luc Besson dans le métro à l’orée des eighties, c’est Alice au pays des merveilles qui bascule vers l’inconnu. Le cinéaste - la vingtaine grassouillette - raconte lui-même dans un livre souvenir, la découverte de ce monde secret (*) : "Un soir je vois sur un quai, une porte entr’ouverte. Il est inscrit : « Interdit au public ». Je me glisse à l’intérieur (…) Ce que je découvre au fur et à mesure est hallucinant. Des stations totalement inconnues, avec des quais, au milieu de Paris. Des trains-aspirateurs. Des pièces donnant sur des voies, au milieu des tunnels. Des couloirs où l’on peut voir, côte à côte, vingt bougies totalement fondues. Plus loin des maisons en carton (…) Un monde nouveau et parallèle, sous mon nez. Il y a de la vie sous terre…" Et donc un film à faire.

Lorsqu’il se lance dans l’aventure Subway, Besson n’a alors qu’un long-métrage à son actif – Le dernier combat – une curiosité sans parole sur fond d’apocalypse fait avec deux francs six sous et quelques dettes. Il a maintenant la rutilante Gaumont qui roule avec lui. Pour écrire sa fiction il a "erré six mois durant, dans les couloirs interdits" et observé les us et coutumes d’une faune interlope vivant à l’écart du monde. Devant les pontes de la RATP d’abord frileux à l’idée de laisser cet ado faire mumuse dans leur jardin, il a passé sous silence les scènes les plus violentes.

Didier Grousset, assistant réalisateur sur Subway joint par téléphone, se souvient très bien de l’ambiance : "Luc ne voulait surtout pas que le vrai script traîne sur le plateau par peur de se faire dégager par les agents du métro. De toute façon, il avait installé le culte du secret dès le départ. Il voulait être vraiment le premier à faire un film entièrement dans le métro et redoutait de se faire doubler. J’avais donc appris les séquences par cœur. Celle où un conducteur est censé se faire braquer, par exemple, a été tournée de façon totalement sauvage en équipe réduite. On avait prétexté devoir faire des plans anodins et on s’est lancé. Ce serait impossible à refaire aujourd’hui ! Le soir même, alors que je rentrais du tournage, seul dans une rame, je croise deux gars qui veulent me faire les poches. J’ouvre mon cuir sans réaliser que j’avais encore les flingues du faux braquage sur moi. Les mecs ont détalé vite fait."

Si un grande partie du tournage a eu lieu en studio avec des décors réalisés par le mythique Alexandre Trauner recréant le monde « interdit au public », le vrai métro est là sans maquillage. Ou presque : "Pour le final avec le concert, nous avons installé une scène dans le hall de la station Auber. La production avait diffusé des messages à la radio pour demander aux auditeurs de venir faire de la figuration. Le soir, nous avions à peu près 400 personnes. Luc, faisait surtout des gros plans au steady cam d’Isabelle Adjani et notre public a commencé à en avoir marre de poireauter pour rien. J’ai alors demandé aux agents de fermer les portes pour les empêcher de partir. Nous avons fini vers 5 heures du matin avec des gens fatigués mais finalement heureux de faire semblant de bouger la tête et de lever les bras en l’air..."

Subway de Luc Besson (1985)
Gaumont

LE METAL RESISTE MIEUX

Ce dimanche 25 mars à l’aube, personne ne lève les bras dans le hall de la station Auber. Des boutiques aux stores baissées ont transformé la place en centre commercial. Pour retrouver l’esprit du passé, il faut accepter de s’engouffrer dans ce vaste labyrinthe qui aboutit forcément sur un quai. Ou encore écouter Jean-Michel Leblanc, responsable du patrimoine de la RATP :

"L’esthétique du film de Besson est lié à la construction du RER à la fin des années soixante-dix. L’arrivée de ces trains qui desservent Paris et son agglomération, a changé la physionomie du métro. De nouvelles architectures, gigantesques, sont apparues avec un travail sur les couleurs vives et la lumière. Des panneaux signalétiques très voyants ont été également placés pour guider l’usager comme ces nombreuses flèches indiquant les différentes directions. C’était aussi un moyen de casser les lignes de fuite de ces longs couloirs. En 1984, lorsque Luc Besson tourne Subway, le métro représente donc la modernité. On voit même des magazines de mode y organiser des shooting."

A la station Auber, un projet de lifting est actuellement en cours. Et de fait, tout paraît ici un peu fatigué, usé. Des traces noires balafrent les murs avec ses petits carrés en mosaïque d’un blanc plus vraiment immaculé. Quant au orange seventies, il ne renvoie plus la même énergie qui l’a vu naître. Le gris du temps qui passe, c’est bien connu, salit les utopies. Le métal résiste mieux : "Les grands escaliers mécaniques aussi sont arrivées à ce moment-là, poursuit Jean-Michel Leblanc. De véritables cascades qui déversent des flux de voyageurs. Quand, je revois Subway ce sont surtout ces descentes verticales qui me sautent aux yeux. Elles dynamisent l’espace.  L’homme au roller qui dévale la rampe entre deux escaliers a sûrement donné des idées à certain."

Celui ou celle qui aujourd’hui, voudrait rendre hommage au personnage incarné par Jean-Hughes Anglade serait toutefois très vite arrêté par un panneau publicitaire ou un morceau de taule saillante. L’heure tourne, les barrières du métro aussi. Dehors il fait jour. La vie reprend son cours plus ou moins agité. Les longs couloirs se remplissent de silhouettes anonymes. Les fantômes se sont réfugiés derrière les portes interdites. Lors de ses pérégrinations nocturnes, le jeune Luc Besson se souvient avoir rencontré dans une pièce donnant sur les rails "cinq habitants de la nuit ; mi clochards, mi-drogués" et leur avoir demandé s’ils leur arrivaient parfois de remonter à la surface. "Quelle surface ?", lui avait-on répondu.

(*) L’histoire de Subway par Luc Besson. Ed. Intervista.