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Le mercredi 7 juillet 2021 restera forcément une date à part dans la carrière de l'israélien Nadav Lapid. Celle de son entrée dans la compétition cannoise avec son quatrième long métrage, dix ans après son premier film Le Policier et pas mal de prix glanés aux quatre coins de la planète, dont l'Ours d'Or pour l'impressionnant Synonymes. Et le timing paraît idéal tant Le Genou d'Ahed constitue l'aboutissement de la première partie de son oeuvre: un cinéma autobiographique et très politique où il règle allègrement ses comptes avec son pays. Jamais il n'avait paru aussi en colère et désespéré. Et jamais sa mise en scène n'avait semblé à ce point à la fois libre et maîtrisé.
Le héros de son nouveau film n'a pas de nom mais une initiale Y, Cinéaste engagé, il est en plein casting de son nouveau film intitulé... Le Genou d'Ahed, centré sur cette jeune Palestinienne de 16 ans (Ahed Tamini) condamnée à huit ans de prison pour avoir giflé un soldat israélien et dont un député israélien avait estimé qu'il aurait fallu lui tirer dessus, au moins dans le genou pour qu’elle soit définitivement assignée à résidence. Mais, en parallèle, Y a accepté une invitation à venir présenter son long métrage précédent dans un petit village situé au sud d'Israël, dans le désert d'Areva où il est accueilli par l'organisatrice de l'élément. Une fonctionnaire du ministère de la Culture toute acquise à sa cause et au charme de laquelle il ne semble pas insensible jusqu'à ce qu'elle lui demande de remplir un questionnaire pour qu'il coche les sujets qu'il abordera en lui faisant bien comprendre qu'il faudra rester dans les clous. La goutte d'eau pour un homme au bord de la crise de nerfs en deuil de sa mère (et co- scénariste) qui vient tout juste de mourir et vent debout contre son pays qu'il juge piétiner en permanence les règles les plus élémentaires de liberté
Dès lors, le film qui va se dérouler à l’écran sera un cri de rage. Sur le fond comme sur la forme. Comme cette tirade hallucinante d’Y (interprété magistralement par le très impressionnant Avshalom Pollak, danseur, metteur en scène et chorégraphe qui trouve ici son premier grand rôle sur grand écran) en mode logorrhée verbale sur l'Etat juif "nationaliste et raciste qui abrutit ses citoyens en les maintenant dans l'ignorance et où chaque génération engendre une génération pire encore". Et cette manière de faire vivre le récit en mêlant les styles de mise en scène comme un barman secoue un shaker pour créer le plus corsé des cocktails, passant sans temps mort du plan serré au plus près des visages au plan large, du travelling purement cinématographique à une scène filmée à l'Iphone comme volée, de la caméra en mouvement à des plans plus apaisés. Lapid traduit physiquement par sa mise en images le bouillonnement intérieur et l'explosivité soudain incontrôlable de Y, poussant les curseurs à fond jusqu'à l'insupportable
Car Le Genou d'Ahed n'a rien d'un film agréable, à l'image de son personnage central, aussi ombrageux qu'antipathique. Lapid ne se fait donc ici aucun cadeau car il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu'Y c'est lui et personne d'autre. Comme Y, Lapid a perdu sa mère voilà peu. Comme Y toujours, il a été présenter son film L’Institutrice dans des circonstances similaires. Comme Y encore, il éprouve une passion pour Vanessa Paradis - qu'il rêvait d'épouser quand il avait 13 ans comme il l'a confié sur les marches du Palais des festivals - ce qui permet une des emballantes scènes musicales qui ponctuent le récit sur le Be my baby période Lenny Kravitz. Et c'est précisément parce qu'il ne se fait pas de cadeau que son film n'est jamais complaisant ni avec le spectateur, ni avec son pays, ni avec lui- même. Il est douloureux, rêche, épuisant, inconfortable, déroutant. Il ne se donne pas facilement et pourtant vous renverse comme un ouragan balaie tout sur son passage sans se soucier du quand dira t'on. Le geste de cinéma est fort car jamais contrait par tel ou tel producteur qui lui aurait suggéré de réduire ça et là la voilure de l'indignation. Comme Y, Nadav Lapid prend des coups et y répond, faisant du spectateur, la victime régulière de quelques dommages collatéraux. Une victimes consentante car fascinée par le défi relevé ici par Lapid: traduire en images une haine, celle qui le bouffe face au recul de la démocratie dans l'Israël de Netanyahou. Du cinéma vécu comme un sport de combat, récompensé du Prix du Jury dans le palmarès cannois.