Auteur de l’emballant El Profesor avec Maria Alché, le cinéaste argentin revient sur sa fabrication et la situation politique chaotique de son pays depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau Premier Ministre anarcho- capitaliste
El Profesor met en scène un professeur de fac argentin en pleine crise existentielle dans la foulée du décès de son mentor alors que le pays, lui, bascule dans une crise sociétale. Et c’est le premier film que vous co- réalisez. Est- ce vous ou votre co- réalisatrice Maria Alché qui en a eu l’idée ?
Benjamin Naishtat : El Profesor est né d’une envie commune. Maria est comédienne, on l’a découverte en 2003 chez Lucrecia Martel avec La Sainte fille mais elle a aussi réalisé un film, Familia sumergida, en 2018. On vit ensemble et on a deux enfants. Et on parlait régulièrement de notre admiration commune pour Marcelo Subiotto, immense comédien de théâtre très peu utilisé par le cinéma. Le meilleur de sa génération selon nous Je lui avais déjà proposé le rôle principal de mon précédent Rojo mais il avait décliné car il s’était engagé à jouer dans une pièce de théâtre et ne voulait pas lâcher le metteur en scène. Maria l’avait, elle, dirigé dans son film et on était tous les deux d’accord pour essayer de lui donner enfin le premier rôle qu’il mérite. On a donc commencé à écrire ensemble dans ce but. Puis, très vite, est venue l’idée de situer l’action à Puan, une rue de Buenos- Aires où se trouve la fac de philo et de littérature dans laquelle Maria avait étudié. Mon père étant prof de philo dans une autre université, c’était un sujet qui nous était proche, comme d’ailleurs de Marcello qui, dans son temps libre, étudie la philosophie. Et puis la pandémie est arrivée. Comme tout le monde, on s’est retrouvé enfermés chez nous. Tous nos projets individuels ont été en sommeil. Et on en a profité pour se lancer vraiment dans l’écriture de ce qui allait devenir El profesor.
Trouver le financement d’un film avec en premier rôle un comédien sexagénaire qui n’avait jamais tenu le haut de l’affiche jusque là a été un parcours du combattant ?
Je ne vais pas vous mentir : l’idée de parler de philo avec en tête d’affiche un acteur aussi peu bankable que Marcelo n’a pas forcément suscité spontanément un enthousiasme délirant ! (rires) Mais quand nos producteurs ont commencé à chercher du financement, ils ont tout de suite eu de très bons retours. Et il a finalement suffi d’un an pour réunir le budget ce qui est très rapide en Argentine. On a d’ailleurs eu la chance que cette première impression se confirme à la sortie du film en salles puisqu’il a connu un succès énorme avec plus de 160 000 entrées et reste encore projeté dans une salle un an après. Il a eu un vrai impact culturel car le Président Javier Milei a même tweeté contre lui !
Qu’est ce qui a créé cet impact selon vous ? Le fait qu’il ait anticipé puis épousé la situation politique et sociale que vit votre pays depuis l’arrivée au pouvoir de Milei en décembre 2023 ?
Pas forcément, en tout cas pas principalement. Je crois que pas mal de gens se sont surtout projetés dans ce personnage de prof de philo face à ce moment de sa vie où il se pose la question de comment il va occuper la suite de son existence. Un questionnement qui nous assaille ou nous assaillira tous à un moment ou à un autre de nos vies. C’est vraiment cette empathie avec cet homme qui a vraiment provoqué cet attachement à El profesor selon moi.
Pourtant, El profesor n’est pas seulement un portrait d’un homme en crise existentielle, il raconte ou plus précisément anticipe la crise que votre pays est en train de vivre… Cet aspect politique a nourri aussi votre écriture ou a simplement découlé de ce que vit ce professeur ?
Honnêtement, au moment où nous écrivons, il était impossible d’imaginer le surgissement de Milei tant elle a été spectaculaire et inattendu. Et ce pour une raison toute simple : son parti n’avait alors même pas encore été créé ! Milei s’est fait connaître à la télé comme chroniqueur politique dans des émissions très trash. La vague qu’il a engendrée, portée par son discours incendiaire contre la culture, l’éducation et plus largement le service public, a été soudaine et a tout emporté, On ne pouvait donc pas anticiper ce qui allait se passer mais je pense avec le recul qu’inconsciemment on pressentait cependant quelque chose de cet ordre. On avait en nous l'intuition que le modèle de la société argentine s’essoufflait. C’est ce qui nous a poussé à écrire par exemple la scène de fin du film dans la rue où les profs et les élèves font face aux policiers… Une scène qui, depuis, s’est réellement eu lieu pour la défense du système national des universités publiques argentin, assez unique en Amérique latine, depuis une centaine d'années, que Milei a voulu saper. Cette fac publique et gratuite est l’une des premières choses que son gouvernement a essayé de fermer. La réponse massive de la rue a retardé cette échéance. Mais jusqu’à quand ?
Comment vous répartissez- vous le travail avec Maria Alché à l'écriture ? L’un se concentre plus sur la structure et l’autre sur les dialogues ?
On a tout fait à deux. On a organisé un système de cadavre exquis avec un fichier à l’intérieur duquel chacun écrivait des scènes que l’autre découvrait et complétait. C’est cette fluidité qui nous a poussé à co- réaliser pour la première fois
Et là encore il n’y a pas de répartition des tâches ?
On n'a pas voulu diviser les choses car ça n’arrive pas si souvent de faire un film ! On ne voulait pas perdre une miette de plaisir. Donc oui, on s’occupait tous les deux de tout. Quitte à rendre un peu fou une partie de l’équipe ! Je pense à notre chef opératrice, l’exceptionnelle Hélène Louvart qui a dû faire des synthèses quand nos points de vue divergeaient sur une scène. Ce qui n’est jamais simple quand on n’a que 5 semaines de tournage. Mais, malgré tout, je reste persuadé qu’à l’arrivée le résultat se révèle meilleur quand on réalise à deux : le spectre d’idées est plus large, on fera plus attention à ne pas faire de fautes… Je pense que l’avenir du cinéma peut passer par cette idée d’association
Qu’est ce qui vous a conduit vers Hélène Louvart ?
Je mesure d’abord ma chance d’avoir pu travailler avec elle qui a collaboré avec tant de cinéastes de légendes, de Wim Wenders à Agnès Varda en passant par Leos Carax, Claire Denis, Alice Rohrwacher… Et on doit sa présence à Maria car Hélène avait voulu signer la lumière de son premier film comme réalisatrice. Maria lui a proposé de lire El profesor, Hélène a aimé. Et parmi ses nombreux talents, Hélène a celui de savoir s’adapter à tous les budgets, y compris les plus petits comme le nôtre. Pour moi, Hélène est une école de cinéma vivante. Une fois que vous pensez une scène en boîte, elle peut venir discrètement vous glisser qu’on aurait besoin d’un autre plan qui vous sera utile au montage. Et à chaque fois, elle voit juste
Que lui aviez- vous donné comme consigne en termes d’atmosphère visuelle ?
Faire un film solaire ! Et ce en privilégiant au maximum la lumière naturelle, raison pour laquelle on a tenu à tourner en été. On voulait un film solaire pour créer un contraste avec les sujets lourds que nous allions aborder et y infuser de la légèreté.
Un équilibre qu’on retrouve aussi dans l’écriture de vos personnages, ce prof qu’on sent dépassé par la situation mais qui va se révéler plus courageux qu’on ne l’aurait pensé, son collègue plus brillant mais aussi plus tête à claques à qui l’on finit cependant aussi par s’attacher…
Avec Maria, on avait une règle de base : aimer tous nos personnages ! On ne voulait pas de personnages monocolores, manichéens. Voilà pourquoi notre héros devait aussi être un peu misérable car jaloux, conservateur fermé tout en se montrant fragile et noble. Et si son collègue plus jeune paraît parfois pédant, on voit aussi que c’est un homme brillant en permanence à la recherche de nouvelles idées.
Vous qui rêviez de diriger Marcelo Subiotto, qu’est ce qui vous a le plus impressionné chez lui ?
Il s’est donné beaucoup au film. Il est assez hermétique dans sa préparation. Il travaille de son côté, communique peu. Il y a chez lui et en lui quelque chose qui relève du mystique. Je l’ai souvent vu en état de grâce. Il a rendu son personnage bien plus vivant que ce qu'il était à l'écriture.
Quand vous avez débuté le montage, le système politique avait- il déjà basculé en Argentine ? Et est ce que cela a influé sur la dernière ligne droite de votre travail ?
On a monté début 2023, l'année des élections et déjà, à ce moment- là, on sentait une vague qui allait être difficile à stopper. Donc oui je pense qu’on avait conscience du basculement du pays dans l’extrême droite ou plus précisément dans une idéologie anarcho- capitaliste, qui considère que l'université, la philo, la musique ou le cinéma ne servent à rien. Et cela a eu une influence concrète en effet sur la fin du montage : on a coupé certaines scènes qui devenaient soudain un peu lourdes ou qui amenaient le récit vers quelque chose de trop sombre.
En quoi l’arrivée de Javier Milei au pouvoir impacte vos prochains projets ?
On est dans un moment inédit depuis le retour de la démocratie en 1983 puisque l’équivalent argentin du CNC a été fermé en décembre car pour ce gouvernement le cinéma ne sert rien et parce qu’ils nous ont identifiés comme ennemis. Le résultat ne s’est pas fait attendre : il n’y a quasiment plus de production actuellement en Argentine. Et je sais que mon prochain projet ne pourra exister qu’avec des fonds internationaux, au lieu de m’appuyer sur le succès d’El profesor. C’est comme si je repartais à zéro. Mais on continuera à se battre, il y a même un plaisir à le faire. On se sent, comme notre personnage au fond, plus vivants que jamais !
El Profesor. De Benjamin Naishtat et Maria Alché. Avec Marcelo Subiotto, Leonada Sharaglia, Julieta Zylberberg… Durée : 1h50. Sorti le 3 juillet 2024
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