Qui est David Grann, le nouvel auteur fétiche de Martin Scorsese
Abaca/Pocket/Editions du Sous-Sol

L'écrivain raconte dans Première la création de Killers of the Flower Moon. Avant de retrouver le cinéaste et Leonardo DiCaprio pour The Wager, une autre adaptation de l'un de ses romans.

Le nouveau Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio est une très libre adaptation d’un true crime signé David Grann sur le massacre d’Indiens Osages dans l’Amérique des années 20. Pétrole, meurtre, racisme, trahison, mais aussi littérature et cinéma. Analyse.
Par Thomas Baurez

« The hot new thing in Hollywood » a lancé un journaliste britannique du Guardian à propos de l’Américain David Grann, 56 ans, sans que personne n’y trouve rien à redire. Une « nouvelle coqueluche » qui ne fait pourtant pas dans le superhéros, ni la pyrotechnie, mais s’inscrit dans la grande tradition du roman non fictionnel américain initié en 1966 par l’indéboulonnable Truman Capote et son De sang-froid. Capote, le père du true crime, genre rongé jusqu’à l’os par l’actuelle industrie du divertissement algorithmique, attisant notre fascination pour la cruauté de nos « semblables ».

Grann, journaliste rigoureux au prestigieux New Yorker, devenu écrivain obsessionnel, lui, déterre des spectres, empile des dossiers comme autant de pièces à conviction, pour faire remonter à la surface des histoires d’au- tant plus démentielles qu’elles sont bien réelles : celle d’un explorateur britannique à la recherche d’une cité perdue au fin fond de l’Amazonie (The Lost City of Z), d’un braqueur septuagénaire multirécidiviste (The Old Man and the Gun), ou encore du massacre au sein de la communauté des Indiens Osages dans l’Oklahoma des années 20 par des « Blancs » avides d’argent facile (Killers of the Flower Moon)…

Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio sont devenus ses plus grands ambassadeurs depuis que le binôme – outre ce Flower Moon – a déjà lancé l’adaptation de son dernier livre-enquête, Les Naufragés du Wager, qui sort en France lors de cette rentrée littéraire (éditions du Sous-Sol). C’est le récit d’une mutinerie survenue au sein d’un navire de l’armée britannique au XVIIIe siècle. Mine de rien, Grann peut se vanter d’avoir permis à Scorsese, 80 ans, de concrétiser un vieux fantasme, réaliser enfin un western – si tant est que son Flower Moon en soit vraiment un – et d’enchaîner avec sa première épopée maritime. Voilà pour les présentations. Mais revenons à nos moutons pas si « noirs » de l’Amérique des « fantastiques » années 20.

GALERIE
Paramount

Changement de cap
En France, Killers of the Flower Moon a paru en 2018 sous le titre sibyllin La Note américaine. Grann, de passage à Paris, a bien essayé de nous extorquer des explications à ce sujet sans que nous puissions lui en donner une vraiment valable. Son livre s’ouvre sur cette image aussi poétique que cruelle de vastes prairies de l’Oklahoma recouvertes de petites fleurs graciles soudain dominées par de hautes plantes qui viennent assombrir l’Éden : « Les tiges de ces petites fleurs se brisent, leurs pétales s’éparpillent et sont bientôt en- terrés. C’est pour cette raison que les Indiens Osages disent du mois de mai que c’est celui où la Lune assassine les fleurs. » Nul besoin d’être fin botanique pour voir les hommes et les femmes qui se cachent derrière les violettes, les bleuets et autres pâquerettes.

Dès son lancement, il planait au-dessus de l’ouvrage les ombres de DiCaprio et de Scorsese. Cette « Note » dont le sous-titre tentait de nous raconter en creux, et en surface, les origines du FBI, semblait, en effet, taillé pour Marty, rompu aux thrillers criminels. Sauf que, en pleine écriture du script avec son scénariste en béton armé, Eric Roth (Forrest Gump, Révélations, Munich, Dune…), Scorsese a totalement changé de cap. Il a relégué à la périphérie l’enquête des agents fédéraux sous la coupe de l’omnipotent J. Edgar Hoover (que DiCaprio connaît pourtant bien pour l’avoir incarné chez Eastwood). À la place, il choisit de se concentrer sur la romance contrariée entre la riche et discrète Amérindienne Mollie Kyle (Lily Gladstone), dont les membres de la famille disparaissent les uns après les autres dans des circonstances aussi mystérieuses que violentes, et le blanc-bec Ernest Burkhart (DiCaprio), jeune vétéran de la Première Guerre mondiale sans grande envergure mais d’une duplicité sans nom.

À travers l’histoire de ce couple, Killers of the Flower Moon déroule une contre-histoire des crimes racistes aux États-Unis. Les Osages, chassés de leurs terres ancestrales de l’Ohio et du Mississippi et échoués dans l’Oklahoma, se sont retrouvés assis sur un océan de pétrole, devenant riches à millions. Le gouvernement n’a pas tardé à légiférer, permettant aux « Blancs » d’exploiter sans vergogne cette population jugée inapte à s’adapter aux lois du capitalisme. Les mariages mixtes ont été légion, des curateurs désignés, et certains loups, une fois entrés dans la bergerie, n’ont pas fait de quartier. C’est ainsi qu’en ce début des années 20, on déplore la mort suspecte de plusieurs Osages. Hoover, cherchant à imposer sa nouvelle police (le FBI, donc), envoie des agents sur place dont l’efficace Tom White (!). Ce dernier est l’un des personnages centraux du livre de David Grann. Dans le film de Martin Scorsese, bien que superbement incarné par Jesse Plemons, il débarque dans le dernier tiers du film et se contente des miettes laissées par De Niro et DiCaprio. « Pourquoi faire un film sur Tom White, quand il s’agit d’un film sur les Osages ?, s’est justifié l’auteur de Taxi Driver et des Affranchis. Voici ce que ça donnerait : il descend d’un train, on voit ses bottes, la caméra remonte et il apparaît, coiffé de son Stetson. Il rentre dans la ville, sans dire un mot. On a déjà vu ça ailleurs. » Et voilà, la tentation du western déjà presque enterrée.

Killers of the Flower Moon
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Refaire l’Histoire 
C’est DiCaprio, initiateur du projet et producteur du film, qui a passé le coup de fil à Grann pour l’avertir du caractère apocryphe de l’adaptation. L’auteur qui avoue ne pas être très à l’aise avec la forme scénaristique et encore moins tenté de mettre son nez dedans, a laissé faire. « Mon livre est un travail d’historien, je me devais de garder un point de vue extérieur. Mon job était ensuite de pénétrer ce monde et de le déchiffrer. La documentation et les archives étaient mes seules boussoles. Le cinéaste, lui, se place d’emblée à l’intérieur, navigue au sein de la psyché des personnages et regarde l’Histoire depuis cette lucarne. Il offre donc une vision forcément plus subjective. Le principal était que la mémoire des Osages soit respectée… »

L’auteur se redresse, marque une courte pause, se repasse mentalement la première projection privée du film dans une petite salle new-yorkaise un soir de décembre, et lance avec un regard presque enfantin : « Et d’un coup, je pouvais voir Mollie Kyle et Ernest Burkhart traverser la rue… » L’illusion, on le sait, est la première arme du cinéaste. Grann, assis en haut de sa pile de preuves historiques, pouvait ainsi contempler, ébahi, leurs reflets changeants sur le mur de la caverne scorsesienne, et tenir, pourquoi pas dans une main, son petit Tolstoï illustré : « En histoire, écrit le Russe dans Guerre et Paix, la difficulté d’admettre la soumission de la personne aux lois de l’espace, du temps, de la causalité tient à ce qu’il faut renoncer au sentiment direct, que chacun éprouve, de l’indépendance de sa personne. »

C’est bien sûr cette indépendance que Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone, Jesse Plemons et les autres prennent ici en charge. Ils arrachent à des fantômes délestés du poids de leur évanescence le droit de renaître. Scorsese en a défini l’espace (ici étouffé par une lumière crépusculaire à la Rembrandt), la durée (une longue danse macabre) et reconstruit les ruines d’une mémoire, celle d’un peuple sacrifié. Grann, qui s’est confronté au terrain dans la dernière partie de son livre pour relancer des pistes oubliées, tel le gonzo qu’il n’est pas, a vu Scorsese et sa troupe visiter eux aussi les plaines fleuries de l’Oklahoma pour la préparation du film. « Killers of the Flower Moon est le récit d’une conspiration où les protagonistes passent leur temps à dissimuler leurs crimes, poursuit-il. On aboutit à une accumulation de perspectives qui peuvent se recouvrir les unes les autres. C’est là où le travail de l’historien et celui du cinéaste peuvent se rejoindre. Chacun avec ses armes cherche à révéler l’essence de la vérité qui se cache dans le brouillard… »

Lily Gladstone et Martin Scorsese sur le tournage de Killers of the Flower Moon
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Un visage
La beauté du film de Martin Scorsese tiendrait en grande partie à une double interprétation, celle d’un récit qu’il a d’emblée repris en charge et celle d’un genre, le western donc, reposant sur une tradition purement cinéphile dont il signe ici une forme d’achèvement. Les événements de Killers of the Flower Moon offrent d’ailleurs selon David Grann le tableau mortifère de « la fin du Far West ». Voitures, pétroles et capitalisme accélèrent la marche mécanique d’un temps encore accroché à son passé récent. Les pionniers de cette réserve
du fin fond de l’Oklahoma apparaissent ainsi comme les encombrants vestiges d’une Amérique sauvage, sans foi, ni loi. L’extérieur ne semble d’ailleurs pas exister, comme si tout évoluait ici en circuit fermé. C’est plus vrai encore dans le film de Scorsese qui joue la carte d’une complète claustration.

Dans cette micro-société repliée sur elle-même, le « Blanc » est un parasite, cette « haute plante » qui recouvre de sa puissance supposée l’innocente « petite fleur ». DiCaprio qui, dans la première version du scénario, devait camper l’agent fédéral Tom White, a expliqué que sous cet angle, il y avait le risque « que le film soit l’énième histoire d’un sauveur blanc, qui débarque et résout les problèmes ». Que reste-t-il in fine de cette réalité binaire ? Sans occulter la réalité implacable des faits, Eric Roth et Martin Scorsese, en se rapprochant au plus près des êtres, ont révélé la part complexe et insaisissable du récit. « C’est un terrain sur lequel l’écrivain que je suis doit savoir composer, conclut David Grann. Il y a en effet la tentation constante de spéculer sur la psychologie des personnages. J’avais à ma disposition des enregistrements des interrogatoires des différents protagonistes. À l’écoute de leur voix, de leur façon de s’exprimer, je parvenais à les saisir… Le comédien qui s’empare d’un personnage y ajoute forcément sa propre sensibilité et peut aller très loin… »

À côté du ténébreux Ernest Burkhart (DiCaprio, dément), il y a la silencieuse Mollie Kyle (Lily Gladstone, souveraine) qui semble porter en elle le poids de toutes les fautes d’une humanité à bout de souffle (mystique purement scorsesienne). Son visage tout en clair-obscur, où la peur et la douleur se joignent, devient icône. C’est là que tout converge. Sur cette figure inquiète, le film dessine les contours de son propre territoire, refuge d’une humanité blessée mais toujours debout.


Killers of the Flower Moon, l'impressionnant chant funèbre de Martin Scorses