Héroïnes de jeux vidéo
Ynnis Editions

L'auteure a publié dernièrement le livre Héroïnes de jeux vidéo, princesses sans détresse. Interview.

« Tout s’est fait par accident », résume Bounthavy Suvilay quand on l’interroge sur sa carrière. Titulaire d’un DEA en littérature générale et comparée, agrégée de lettres modernes, elle a notamment été rédactrice en chef d’IG Magazine (consacré aux jeux vidéo) ainsi que de Dofus Mag. Désormais journaliste free-lance et auteure, elle a écrit en 2018 le livre Indie Games : histoire, artwork, sound design des jeux vidéo (Bragelonne). Cette passionnée de mangas et d’animation japonaise a dernièrement publié Héroïnes de jeux vidéo, princesses sans détresse (Ynnis Éditions), qui revient sur les personnages féminins – plus ou moins médiatiques – du monde du jeu vidéo, de 1982 à nos jours. Rencontre.

Quelle était l’idée de départ du livre Héroïnes de jeux vidéo, princesses sans détresse ? Revisiter toute l’histoire du jeu vidéo à travers ses héroïnes ?
Tout à fait. On peut raconter de multiples histoires du jeu vidéo avec de nombreux angles différents, mais je trouvais que les personnages féminins étaient un sujet intéressant. Souvent, en Occident, on imagine que tout a commencé avec Lara Croft, ce qui est une grosse bêtise. (Rires.) Mon idée était plutôt de montrer qu’à chaque époque, il existe un genre vidéoludique dominant, et que ce genre a un impact sur l’avancée technologique, sur les types de personnages, de récits... Ce qui m’intéressait surtout, c’était de montrer qu’il y a actuellement une confusion dangereuse entre la réalité et la fiction.

C’est-à-dire ?
Les personnages féminins dans le jeu vidéo sont fictionnels. C’est justement pour cette raison que c’est une bonne chose : ça nous permet de nous dépayser, de nous projeter dans un ailleurs. Nous n’avons pas besoin que les personnages féminins ressemblent à la réalité. De la même façon que dans les premiers jeux de combat en arcade, nous n’avions pas besoin que les personnages ressemblent à de vrais karatékas. J’estime que le jeu vidéo est de l’ordre du fantasme. Il y a donc quelque chose de plaisant à imaginer des femmes extraordinaires, quels que soient les angles choisis par les créateurs.

Même celui de la sexualisation ? 
Oui, aussi. L’un des angles dont je vous parlais est celui de la puissance sexuelle. Un personnage comme Mai Shiranui [issu des jeux de combat Fatal Fury et The King of Fighters] est ultra-sexy, mais très traditionnel en même temps – dans le sens où elle veut se marier avec l’un des combattants. Ce mélange de stéréotypes est intéressant, parce que le stéréotype est aussi ce qui fait qu’on adhère rapidement au personnage. Le scénario dans les jeux de combat est anecdotique : ce qui est intéressant, c’est de prendre un stéréotype de personnage et de l’utiliser pour créer un style de combat. Par exemple, les femmes sont souvent moins puissantes, mais plus rapides. Il y a toujours un lien entre le gameplay, le type de personnage et les stéréotypes qui vont avec. Et c’est ce qui est amusant.

Le livre est aussi une histoire de la représentation de la femme dans le jeu vidéo...
Oui. Disons que j’ai une approche qui consiste à ne pas vouloir imposer de représentations aujourd’hui, sous prétexte qu’il n’y en a pas eu autrefois. Je veux montrer qu’il y a eu mille façons de représenter la femme dans le jeu vidéo, et ce dès le début. Par ailleurs, ces femmes ne sont pas toujours des héroïnes positives. Par exemple GLaDOS [personnage d’intelligence artificielle du jeu Portal] fait tout le sel du jeu, et il se trouve qu’elle est vicieuse et atroce. C’est une IA qui veut notre peau ! Et c’est la même chose avec beaucoup d’autres personnages féminins qui ne sont pas manichéens. Il y a de la complexité et c’est ce qui m’intéresse.

Vous écrivez en introduction : « Ce livre n’est pas un recensement des progrès du féminisme. Contrairement à ce que certains veulent nous faire croire, le jeu vidéo n’a pas besoin de personnages féminins. D’ailleurs, il n’a pas vraiment besoin de personnages tout court. » 
Oui, car les humains ne sont pas si idiots qu’on voudrait nous le faire croire. Je n’ai pas, en tant que fille d’immigrés chinois, besoin qu’il y ait dans un jeu vidéo un personnage principal qui serait justement une fille, immigrée chinoise. Je peux m’identifier à un extraterrestre, à un animal… Bref, je n’ai pas besoin de me voir moi dans le jeu. Et je pense que la plupart des gens aujourd’hui confondent la réalité et la fiction. Laissons les gens rêver à ce qu’ils veulent ! Ce que je veux montrer dans ce livre, c’est que la femme existe sous des tas de formes différentes, et que nous n’avons pas besoin d’en avoir une représentation strictement identique. Et effectivement, le jeu n’a pas besoin de personnages : Tetris et d’autres l’ont montré. L’imposition du personnage telle qu’on la connaît aujourd’hui tient au fait que ses créateurs peuvent déposer un copyright et en faire des produits dérivés. Ce qui n’est pas le cas avec du gameplay. Et cette dérive – liée au juridique – empiète, à mon sens, sur la créativité. 

En écrivant le livre, avez-vous décelé une évolution de la représentation de la femme ? Notamment quand la 3D est arrivée et a permis de représenter les corps de façon différente ?
Tout à fait. Au début, il s’agissait surtout de pixels, ce qui demandait beaucoup d’imagination aux joueurs. Avec la 3D, on est passé à des choses plus photoréalistes, et c’est aussi de cette façon qu’est née la confusion entre la fiction et la réalité dont je vous parlais. C’est peut-être pour cela que les gens confondent leur avatar avec leur propre personne. Mais ce qui est intéressant avec la 3D, c’est qu’elle n’est pas une obligation. D’ailleurs en ce moment, les jeux indépendants reviennent à d’autres formes visuelles. On n’est pas obligé de faire de la 3D, de la VR ou de l’AR : tout est possible. On peut avoir des héroïnes ou des personnages féminins intéressants, avec une esthétique totalement différente. Parce que le jeu vidéo est aussi un art visuel, graphique. Pas besoin d’imiter la photo. Le problème, c’est que les blockbusters ont tendance à le faire. Et plus ils imitent, plus nombreux sont les gens qui confondent réalité et fiction et veulent une représentation la plus exacte possible. C’est tellement ridicule ! J’ai l’impression que plus le jeu vidéo devient mainstream, plus le monde entier veut s’en mêler, avec une manière moralisatrice d’aimer les jeux et de créer des personnages.

Comment s’est construit le livre ? J’imagine que vous avez laissé beaucoup de personnages féminins de côté. Comment avez-vous choisi les plus représentatifs, tout en évitant de ne garder que les plus connus ?
À chaque époque et pour chaque console, un genre a mis plus ou moins en valeur certains personnages. Le jeu de combat était le premier à proposer des personnages féminins. Puis les RPG [jeux de rôle] japonais ont apporté des personnages féminins ultra-forts, ce qui correspond aussi au moment où la console de salon prend le dessus par rapport à l’arcade. Ensuite, avec la 3D, arrivent tous les jeux d’aventure comme Tomb Raider. Et à partir de 2008, on note un retour des jeux indépendants avec une autre esthétique. Pour chaque époque, j’ai essayé de lier les personnages féminins aux technologies et à l’évolution du marché. C’est vraiment ce qui a guidé mes choix. Je ne voulais pas seulement mettre en avant la première héroïne de tel type de jeu, mais aussi toutes les autres, auxquelles on pense parfois moins. Tous ces personnages un peu bizarres et rigolos qui font aussi partie de l’histoire du jeu vidéo.

Héroïnes de jeux vidéo, princesses sans détresse, disponible chez Ynnis Éditions.