- Fluctuat
Les films de la dénonciation forment plus souvent de beaux portes-drapeaux que des belles images. C'est un risque lié au genre. Les mots du message l'emportent souvent sur le Cinéma, alors qu'importe l'éclairage terne, le manichéisme du scénario, pourvu qu'on ait l'ivresse de la révolte. Loin de faire la révolution, le dernier film de Peter Mullan trouble avant tout par sa calme et implacable dénonciation de l'intégrisme. Porté par une sincérité perceptible à chaque instant, il résiste à toutes les critiques. Quoiqu'on en dise, quoiqu'on en entende, le souvenir d'un drôle de mal-être après avoir vu le film reste longtemps présent.
Une cérémonie de mariage, en Irlande
La première séquence est d'une beauté troublante. Un prêtre irlandais chante une complainte en l'honneur du couple qu'il vient de marier. Les yeux fermés, presque en transe, il rythme ses paroles en frappant sur un tambourin. Sa piété, son abnégation pour Dieu ont quelque chose de touchant. Son corps, tout son être est en communion avec les mots qu'il déclare, avec l'air qu'il respire, avec l'ensemble de la paroisse qui l'écoute. La chanson est magnifique, les convives applaudissent, on ferait presque pareil. La cérémonie a quelque chose d'un rite ancestral. Tout le village, toute la famille y assiste. Les gestes sont effectués avec l'assurance et l'assentiment des générations précédentes, les mots semblent tant de fois répétés qu'ils sont épurés de leurs sens. Nous sommes au milieu du XXe siècle en Irlande et pourtant nous pourrions être mille ans plus tôt au milieu d'une cérémonie animiste, en plein désert.Les plans ressemblent à des cartes postales représentant l'Irlande dans ce qu'elle a de plus traditionnel. Dès ces premières images on perçoit le lien à l'oeuvre dans cette société irlandaise. Aveugle face aux individus qui la composent, elle n'existe qu'à travers une représentation idéale, un mariage célébré en bonne forme. De la société à la famille, entre les individus, la Foi cimente les relations. La croyance permet le lien, aussi la réputation est-elle essentielle. L'évaluation du mot est alors plus importante que ce qu'il représente. La représentation du sacré supplante le sacré. Dès lors, nous entrons dans une société de fantômes. L'apparence, pourtant condamnée, devient plus importante que le fait. Dans cette société des masques chacun a son rôle, sa place et c'est sans doute ce caractère rassurant qui la maintient dans cet état.Margaret
Margaret, comme toutes les jeunes filles de son âge, est une adolescente qui assiste à la cérémonie avec ferveur. Ancrée dans cette famille, elle ne se méfie pas de son cousin qui l'emmène à l'écart de la fête pour la violer. Blessée, elle dénonce le crime, certaine du droit et de la justice divine. Pourtant, cette prise de parole défie les lois implicites de cette communauté où tous doivent taire leurs malheurs au profit du groupe. Déclarer le traumatisme brise l'harmonie apparente de la collectivité bienheureuse et l'entache d'une faute qui en ébranle sa force. Les accrocs et les débordements trop humains doivent être étouffés. Seule la répudiation, le refoulement de l'événement honteux, permettent la survie. Margaret est envoyée au couvent.Pourquoi cette confession a-t-elle quelque chose de si insupportable qu'on en enferme l'auteur ? Outre le fait qu'elle révèle l'existence de l'Homme sexué et pulsionnel, il semble que les mots sont ici également condamnables. Dire est une prise de position individuelle, c'est aussi un crime. La jeune fille considérant et formulant l'inacceptable devient immédiatement trop adulte. Sa place, assignée - celle de l'enfant dépendant, qui ne peut grandir sans l'aval catholique - ne peut être impunément quittée. A travers ses mots, elle dit aussi qu'elle est devenue Femme. Le crime semble ici moins grave que le fait d'avoir grandi si indépendamment de l'Eglise. La caméra capte en plan général sa souffrance et ses pleurs, alors qu'elle est renvoyée à son statut d'enfant.Entourée de femmes qui la consolent, Margaret regarde les adultes discuter du crime, du coupable, et de la faute. Dans ses yeux, l'espoir de la réparation de l'outrage et de la peine. Pendant que la cérémonie continue, les hommes gardiens de cette société patriarcale, règlent le problème entre eux, en se murmurant à l'oreille des uns des autres la nature du crime. Les mots et les actes s'enchaînent dans un engrenage implacable, une machine infernale qu'elle a mis en marche sans le savoir. Le sort de la jeune fille est décidé sans que sa souffrance ni ses désirs ni sa personne ne soient pris en compte. Pour expier sa faute, Margaret sera envoyée dans le couvent des soeurs Madeleine.Bernadette
Bernadette est élevée dans un orphelinat. Jolie, de nombreux garçons viennent la draguer aux grilles du pensionnat. Curieuse du monde, elle a le regard enflammé de l'adolescente pleine de vie. Des fenêtres de l'école, le proviseur la regarde. Ombre sévère, il voit en elle une potentielle diablesse tentatrice, trop dangereuse pour les faibles hommes. Il l'exclut de son établissement.Rose
Rose vient d'accoucher, elle admire son magnifique bébé. A côté d'elle, sa mère ignore l'enfant né en dehors des liens du mariage et qui déshonore sa famille. Catholique, Rose demande pardon d'avoir commis ce pêché mortel, croit en la rédemption, croit en l'amour de ses parents, en leur justice. Elle se laisse séduire quand on lui demande de donner son fils à l'institution religieuse, tente de le reprendre, hurle sa rage et sa colère dans les bras de son père qui la maîtrise avec une froide puissance.Trois jeunes filles, trois vies bouleversées
Trois jeunes filles, trois vies bouleversées par trois faits qui auront la même conséquence. Trois courtes séquences, réglées avec une précision mathématique, qui ouvrent le film pour mener à la même image, au même résultat. Toutes trois seront répudiées, cachées de la bonne société irlandaise, recluses dans la laverie des soeurs Madeleine. Marie-Madeleine divine putain, pécheresse devenue sainte après s'être repentie au pieds de Jésus, a expiée ses fautes en travaillant, et en se privant de tous plaisirs, de celui de manger, de dormir ou de parler. Emprisonnées parce qu'elles seraient dangereuses, perverses et diaboliques, les filles travaillent sans relâche. Séquestrées par cette organisation cléricale, elles y subissent brimades et moqueries, tandis que le couvent se pare de vertus prétendument humanistes. Les mères-supérieures les rouent de coups, les exploitent, s'amusent de leur condition, tandis qu'un prêtre abuse sexuellement de certaines. Soutenue par la communauté irlandaise, l'Eglise condamne ces femmes à plus ou moins long terme à une mort physique ou psychique, sous prétexte de les remettre dans le droit chemin. Au nom d'un principe supérieur, d'un Dieu auquel aucune d'entre elles ne semble pourtant cesser de croire, ces jeunes filles subissent les pires brimades. La force de la foi, mise à l'épreuve, alliée à un système carcéral concentrationnaire entrave les révoltes.La question de l'abnégation
La question de l'abnégation se pose ici sans cesse. Margaret, d'abord persuadée qu'elle est là par erreur, croit ensuite que cette épreuve lui est envoyée par Dieu. Face à une porte ouverte, elle hésite à fuir, mais elle n'a pas la force de quitter sa prison. Par cet étrange personnage se pose la question du choix et de l'acceptation d'un châtiment, de la capacité à le refuser. L'aliénation morale ici mise en scène est encore plus révoltante que l'emprisonnement physique. Le malaise traverse l'écran à mesure que la personnalité des jeunes filles s'éteint. Seules derrière les murs épais du couvent, ces femmes n'ont d'autre choix que de se plier au système, jusqu'à en perdre la raison. Quelle est leur faute ? Etre Femme. Trop charnelles pour la froideur de l'intégrisme catholique, trop pauvres, trop fertiles, trop jolies, trop innocentes. Comme si cette société misogyne ne pouvait contenir ni leurs forces ni leurs formes.Condamnées pour avoir été violées
Ancré dans l'Irlande catholique des années cinquante, ce film dépasse ce cadre historique très précis pour condamner toute attitude fanatique. Récompensé par le Lion d'Or au festival de Venise, The Magdelene Sisters est également un regard sur la condition féminine actuelle. Aujourd'hui forts des combats féministes, il nous semble révoltant qu'une femme soit considérée comme coupable là où elle est victime. Nous serons surpris d'apprendre que la dernière institution de cette sorte n'a fermé ses portes qu'en 1996. Alors nous revient en mémoire que dans bien des pays du monde, les femmes sont encore condamnées pour avoir été violées.The Magdelene Sisters
Réalisation Peter Mullan
Avec : Géraldine McEwan, Anne-Marie Duff, Dorothy Duffy
Sortie le 5 février - Durée : 2h00
- Le site du distributeur Mars Film.