Le réalisateur revient avec un nouveau drame social, Bâtiment 5. Rencontre.
Quatre ans après Les Misérables, Ladj Ly est de retour cette semaine au cinéma avec Bâtiment 5, une suite spirituelle de son précédent film. Dans le premier opus, il dénonçait les violences policières dont il avait été témoin en 2018. Vainqueur du César suprême en 2020, Les Misérables était en fait le point de départ d'une trilogie, que le scénariste et réalisateur venu de Montfermeil poursuit aujourd'hui en s'intéressant à une autre facette de la misère sociale : la crise du logement. Avant de filmer prochainement son ultime suite se déroulant au tournant des années 1980-1990.
Bâtiment 5 se déroule ainsi autour de 2005 et raconte le parcours parallèle d'une jeune femme noire (Anta Diaw) qui s'investit en politique et celui d'un médecin blanc (Alexis Manenti) acceptant un premier mandat de maire. Autour d'eux, des familles vont subir une expulsion spectaculaire, leur bâtiment devant être évacué en urgence.
Rencontré au festival de Sarlat, où il a gagné deux prix pour ce nouveau drame social, Lady Ly revient pour Première sur le défi que représentait la fabrication de ce deuxième film après le succès important des Misérables. Il est accompagné de deux de ses acteurs, Anta Diaw et Nabil Akrouti.
Première : Après un premier long métrage qui a reçu un accueil aussi exceptionnel que celui des Misérables, comment on enchaîne sur son deuxième film ?
Ladj Ly : Les Misérables, on l'a fait avec des bouts de ficelle, on a eu très peu d'argent, très peu de moyens, donc ça a été beaucoup à l'énergie. Les gens se sont impliqués, ont joué le jeu et y sont allés avec le coeur. Grâce à son succès, forcément, on a eu plus de facilité. Notamment plus de moyens techniques, alors on a essayé d'élever la mise en scène. Vous pouvez voir qu'elle est assez différente sur Bâtiment 5 où on tournait en général à trois caméras. On a eu une grue énorme, c'était vraiment du plaisir à diriger. Surtout qu'on avait cet immeuble désaffecté rien que pour nous : dix étages, 150 appartements où on pouvait tourner ce qu'on voulait. Pendant trois semaines. C'est grâce à ça qu'on a tourné cette grosse séquence d'évacuation. On était assez à l'aise quand même !
Thématiquement aussi, Bâtiment 5 s'inscrit dans la continuité des Misérables.
LL : Absolument, il est au coeur de mon récit global : on retrouve certains comédiens, à peu près les mêmes sujets, puisque la violence policière et les problèmes de logement, ça parle avant tout de misère sociale. Avec Alexis (Manenti), ça s'est super bien passé. Il était très content de pouvoir incarner un personnage politique comme ce maire. Il a eu beaucoup de travail, de préparation en amont. Il a eu un coach pour préparer le rôle parce que ce n'était pas évident de passer du personnage de Chris, le méchant Baceux au maire de droite.
Les Misérables : "Tout le monde pensait que j’allais faire un film anti-policier"Cette fois, votre film repose aussi sur un rôle féminin fort. Est-ce une réponse aux critiques envers le manque de femmes dans votre premier film ?
LL : Avant même Les Misérables, j'avais envie de travailler sur un personnage principal féminin. D'autant plus au vu du sujet. On sait tous que dans nos quartiers, aujourd'hui, les femmes sont vachement impliquées : elles sont militantes, elles gèrent des associations... Malheureusement, on parle très peu d'elles. Pire, on parle à leur place. J'avais envie de donner la parole à un personnage féminin fort, déterminé, qui va finir par prendre le pouvoir. Et j'espère que ça servira aussi de modèle. Pour la nouvelle génération, qui aura envie de s'impliquer en politique.
Anta, pour vous cela a dû représenter une certaine pression ? A peine repérée par Kim Chapiron pour Le Jeune Imam, vous obtenez le rôle principal du nouveau film de Ladj Ly...
Anta Diaw : C'est vrai qu'avant le tournage, on cogite, il y a forcément un peu pression. Mais Haby, c'est un beau rôle, qui ne se refuse pas ! Une fois dedans, quand le premier jour de tournage passe, on oublie vite et en profite !
Et vous, Ladj ? Comment vous avez géré la pression ?
Bien sûr, que c'est compliqué d'enchaîner après un premier film qui a vraiment cartonné. C'est même très, très compliqué, on se met beaucoup de pression. On a remporté énormément de prix, le film a voyagé partout... On sait qu'avec le deuxième film, il faut être à la hauteur. On a pris le temps de le faire et j'espère que le public appréciera.
Avec son double portrait de figures politiques, Bâtiment 5 évoque parfois la série humoristique En Place, mais en plus dramatique, évidemment. C'est un sujet dans l'air du temps ?
LL : Jean-Pascal Zadi, c'est l'un des personnages les plus drôles du moment. Il est vraiment incroyable, je le respecte beaucoup. Il traite de sujets similaires par le biais de la comédie, mais le message est là. A un moment donné, il faut s'impliquer pour prendre le pouvoir et les messages de motivation, c'est aussi ça. Si vous voulez vraiment que les choses changent, le seul moyen c'est de vous engager en politique.
La violence, on a pu l'utiliser, et finalement, on se rend compte que ça ne fait pas bouger les choses. Les révoltes de 2005, on les a vraiment vécues de l'intérieur. Il y a eu celles de Villiers, et dernièrement, avec la mort de Nahel, toute la jeunesse qui s'est retrouvée dans la rue à tout saccager. Finalement, on se rend compte que ça ne sert strictement à rien. Il faut trouver d'autres moyens de lutter.
Pour répondre à votre question, c'est bien que ce genre de film ou série puisse exister. Le milieu du cinéma, c'est un milieu très fermé. Aujourd'hui, on a des récits différents et ça fait du bien.
En place, c'est aussi un succès de plateforme. Vous, pour l'instant, vous êtes tourné principalement vers le cinéma ?
LL : On parlait d'ouverture, et ça passe aussi par les plateformes, de nos jours. Il y a des gens à qui ça a permis de faire un film de cinéma. Pour avoir eu une petite expérience avec eux, on constate que ça compte. J'ai écrit et coproduit le film de Romain Gavras, Athena, qui a été diffusé sur Netflix, et ça a été une belle expérience de constater à quel point un film peut être vu. Partout en l'espace d'une journée, il a été diffusé en simultané. Dans plus de 180 pays, un film peut toucher 200 millions de personnes, c'est énorme.
Jean-Pascal Zadi est hilarant dans En Place, sur Netflix (critique)Deux scènes son particulièrement marquantes dans Bâtiment 5 : son ouverture et celle de l'évacuation. Comment les avez-vous conçues ?
LL : C'était important d'avoir une séquence forte en ouverture, qui en dit long sur ce que ces habitants des quartiers peuvent vivre. Il y a ce personnage qui dit : 'C'est difficile de vivre dans ces conditions et d'y mourir.' C'est une phrase terrible, qui en dit tellement sur la situation des gens qui habitent là. On a pris le temps de la faire durer pour que les spectateurs comprennent tout le processus de deuil, mais aussi ce que ça fait de descendre un cercueil sur plusieurs étages, dans des escaliers étroits. Cela représente d'emblée toutes les difficultés qui arrivent dans ces endroits. Nabil vous le racontera mieux que moi, vu qu'il joue l'un des porteurs du cercueil.
Nabil Akrouti : Oui on a tourné dans un endroit particulièrement exigu et la caméra le montre très bien. La difficulté pour moi, c'est tout simplement qu'on portait un véritable cercueil. Et qu'on a refait la prise cinq ou six fois. On ressentait son poids, et c'était important car Ladj voulait tellement coller à la réalité, il tenait à nous mettre dans des vraies conditions pour que ça marche. Et l'émotion est là. Déjà parce que pour nous en tant qu'être humain, le fait de porter un cercueil, c'est très fort. La scène, je la trouve plus que réaliste. Le rendu, pour moi, il est magnifique.
LL : L'autre séquence, déjà dans le scénario, c'était notre climax. Pour avoir vécu ce genre d'évacuation, malheureusement, ce sont des choses qui arrivent vraiment souvent. La question est beaucoup revenue au cours de la promo : 'Est ce que ça a vraiment existé ? Est-ce que ça arrive qu'on exclue les gens comme ça du jour au lendemain, en quelques heures ?' Oui, effectivement, c'est arrivé à Clichy, puis c'est arrivé dans plein d'autres villes.
Ce sujet spécifique, ça m'intéressait de traiter. On a pris le temps de le faire bien. C'est une séquence qui dure presque quinze minutes dans le film. Ce n'était pas évident à tourner bien qu'on ait cette tour à notre disposition, parce qu'il y avait plus de 200 figurants, de grosses équipes techniques, trois caméras qui tournaient en même temps et surtout ces cages d'escalier très, très étroites. Avec autant de monde, c'est un vrai challenge ! D'ailleurs, on avait déjà expérimenté quelque chose de proche sur Les Misérables avec cette scène finale qui dure aussi quinze minutes dans cette cage d'escalier. Mais celle-ci, c'est une séquence que j'apprécie énormément, j'espère qu'on va en parler.
L'autre idée forte de votre film, c'est de mélanger les points de de vue, et de montrer notamment l'implication de jeunes enfants, témoins malgré eux des drames.
LL : C'était important de les impliquer, car ce sont aussi des victimes. Malheureusement, ils subissent toute cette misère sociale. Ils n'ont rien demandé et se retrouvent à la rue à leur âge. Forcément, ce sont des choses qui marquent. On a pu voir dans la réalité des gens comme eux être expulsés : des familles entières avec leurs affaires sur le trottoir. Ce sont des images qui marquent à vie. Les enfants, eux, ils vont grandir avec ça, puisque ce sont eux l'avenir. Quand on voit ça, il ne faut pas s'étonner quand les jeunes sont en colère.
La scène finale fait écho à ça avec deux autres jeunes témoins d'un drame...
LL : C'est vrai, et le fait de choisir la veille du réveillon de Noël, ça compte aussi. C'est quand même malheureux de se dire qu'une partie de la population se retrouve à la rue sans rien et qu'en parallèle, une autre est dans un certain confort à manger la dinde de Noël avec les sapins, des cadeaux... C'est un constat dérangeant. On peut comprendre aussi la folie du personnel de Blaz (Aristote Luyindula). A la base, c'est quelqu'un de plutôt brillant, qui a fait des études et qui malheureusement n'a pas réussi à trouver sa place dans la société. Il a fini par sombrer dans la violence, dans la folie. À force de subir toute cette misère autour de lui, il a fini par craquer.
Les Misérables : toujours la haine [critique]Vous semblez particulièrement sensible à la question de la transmission.
LL : C'est un sujet essentiel. D'ailleurs, présenter Bâtiment 5 au festival de Sarlat (destiné aux lycéens préparant un baccalauréat option cinéma, ndlr), c'était important pour moi. Faire une projection devant plus de 600 élèves, c'est juste incroyable. Aujourd'hui, c'était la plus belle séance qu'on ait eue pour Bâtiment 5, avec une énergie dingue !
Ça redonne de l'espoir de voir cette nouvelle génération qui est là, qui est déterminée, qui veut faire du cinéma, qui s'intéresse à des films engagés et politiques. C'est top que la jeunesse soit là. Petit à petit, on voit que ça bouge un peu quand même. On sait bien que le cinéma reste un milieu très fermé, très élitiste et difficile d'accès. J'ai créé des écoles de cinéma (les établissement Kourtrajmé) justement pour casser tous ces codes. Ce sont des écoles qui sont gratuites, ouvertes à tous, sans condition de diplômes, sans limite d'âge. Tout le monde peut s'inscrire dans toute la France. Tout part de l'envie de faire du cinéma et de raconter une histoire. On a mis les moyens pour que la jeunesse puisse s'exprimer.
Après Bâtiment 5, vous enchaînez avec le troisième film de la trilogie, c'est bien ça ?
LL : Pas exactement : je pars d'abord sur un film qui n'a rien à voir avec cet univers des quartiers. Que dire ? C'est encore trop tôt. Il faut d'abord finir de l'écrire avant de s'avancer. Mais ce ne sera pas tourné en France. Je vais faire celui-ci, puis revenir plus fort sur le troisième volet, qui sera vraiment le plus explosif de la trilogie. Ca se passera un peu avant l'action de La Haine, on est plus au tournant fin 1980 début 1990.
Vous pouvez nous en dire plus ?
LL : En écrivant Les Misérables, je me suis dit que ce que j'avais envie de raconter, ça ne pouvait pas tenir en un film. Donc, je me suis mis à développer tout cela sous forme de trilogie. Quand j'ai écrit le premier film, j'avais déjà l'idée des deux suivants. L'épisode de départ était plutôt actuel. Ça parlait de violence policière en 2018. On revient avec Bâtiment 5, qui parle de la crise du logement et on se situe autour de 2005. Le dernier volet n'est pas encore tourné. Il n'est même pas encore complètement écrit. Mais l'idée est là. On sera plus dans les années 90. L'idée générale, c'est vraiment de raconter ces territoires, de raconter mon parcours sur ces 30 dernières années, de se pencher sur la vie des habitants de ces quartiers. Des années 90 à nos jours. On remonte dans dans le temps.
En essayant donc de ne pas trop se mettre de pression ?
LL : Le truc, c'est que ça ne s'arrête jamais. Je suis déjà en train d'écrire le troisième film, depuis un petit moment d'ailleurs. C'est ce que je dis à nos élèves : 'Faut jamais s'arrêter'. Paf, j'ai fini Bâtiment 5, je suis direct sur l'écriture de deux scénarios en même temps, je produits d'autres projets... C'est ce qui me motive, ce qui me donne envie d'aller jusqu'au bout.
Bâtiment 5 : trop manichéen pour convaincre [critique]
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