The Whale : Brendan Fraser
A24

Nos avis à chaud, depuis la Mostra, sur Master Gardener, All the beauty and the bloodshed et The Whale.

Quelques jours après Catherine Deneuve, c’était au tour de Paul Schrader de recevoir à la 79ème Mostra de Venise un Lion d’or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Le scénariste de Taxi Driver et réalisateur d’American Gigolo connaît depuis quelques années un véritable retour en grâce critique et médiatique. Une résurrection qui a justement commencé ici, sur le Lido, en 2017, avec la présentation de First Reformed (qui lui valut peu de temps après sa première nomination à l’Oscar du scénario). Ensuite, il y eut The Card Counter, également en compétition à la Mostra, accueilli comme un chef-d’œuvre par les admirateurs du cinéaste (dont Barack Obama, qui l’avait mis dans son top 10 de l’année).

Schrader est venu à Venise avec un nouveau film, Master Gardener, montré hors compétition. Il en parle comme de la fin d’une trilogie informelle commencée avec First Reformed, même si, au fond, Schrader fait toujours le même film. Master Gardener ressemble à The Card Counter, qui ressemblait à Light Sleeper, qui ressemblait à American Gigolo… Le film s’ouvre d’ailleurs, sans surprise, sur l’image schraderienne par excellence : celle d’un homme, seul dans sa chambre-purgatoire, couchant ses pensées dans son journal intime… Un descendant du Travis Bickle de Taxi Driver, un de plus, joué cette fois-ci par Joel Edgerton. Notre anti-héros est un homme au passé violent, un ancien néonazi qui travaille à sa rédemption en s’occupant du magnifique jardin d’une grande bourgeoise organisatrice de galas de charité (Sigourney Weaver). Celle-ci va lui demander de veiller sur sa petite-nièce (Quintessa Swindell), métisse, jeune fille un peu paumée, que le jardinier va aider à revenir dans le droit chemin en lui enseignant la botanique… Le jardinage sert ici de métaphore à la foi que l’on peut placer dans le futur, à la capacité qu’a le destin de nous surprendre, de la même façon que les plantes surprennent parfois le jardinier en poussant où bon leur semble, en prenant des teintes inattendues. Le jardinage est aussi un art de la mise en scène, une façon d’ordonnancer le chaos et la beauté du monde.

Master Gardener
Northern Lights/KOJO Studios/Ottocento Films/Flickstar

 

Moins "sexy" que The Card Counter (qui avait pour lui le décor des casinos, sa B.O. rock hypnotique, et le star power d’Oscar Isaac), l’aride Master Gardener ne grossira pas les rangs du fan-club de Schrader. Mais c’est un film assez touchant, profond, superbement dialogué (comme très souvent chez lui), travaillé par une noirceur intense, ne cherchant pas à séduire ("Celui-là, Obama ne le mettra pas dans son top 10", a rigolé Schrader) mais également sous-tendu par un optimisme inattendu, une douceur nouvelle. Le calviniste septuagénaire a conclu son séjour vénitien en disant qu’il allait maintenant s’atteler à quelque chose de différent : un portrait de femme. Ça commencera peut-être, qui sait, par l’image d’une femme seule, dans une chambre, couchant ses pensées dans un journal intime…

Venise 2022 : Noah Baumbach se réinvente avec White Noise

Laura Poitras, la réalisatrice de Citizenfour (l’hallucinant documentaire sur Edward Snowden), présentait en compétition All the money and the bloodshed : un portrait de Nan Goldin, la grande photographe de l’underground new-yorkais eighties, qu’on imaginait être une sorte de "sa vie, son œuvre". C’est un peu ça, d’ailleurs, mais augmenté d’un docu militant, qui détaille l’action entamée par Nan Goldin contre les Sackler, richissime famille américaine au cœur du scandale des opioïdes, accusée d’avoir provoqué une crise sanitaire monstrueuse en mettant sur le marché un antidouleur dévastateur, l’OxyContin, qui a provoqué des centaines de milliers de mort aux Etats-Unis. Avec le groupe P.A.I.N., Nan Goldin entreprend des actions coup de poing dans les grands musées de la planète, du Guggenheim de New York au Louvre, pour que ces institutions culturelles refusent désormais d’encaisser les énormes chèques qu’ont l’habitude de signer les Sackler, qui sont par ailleurs des mécènes amis des arts. En mêlant les images de ce combat à celles du parcours artistique et intime de Goldin, Laura Poitras dessine les contours d’une existence passée à lutter contre des forces américaines répressives très puissantes, le puritanisme hier, la rapacité et l’impunité des hyper-riches aujourd’hui.

Venise 2022 : Romain Gavras électrise le film de banlieue avec Athena

Le grand événement de dimanche soir était la présentation du nouveau Darren Aronosky, The Whale, avec un Brendan Fraser ressuscité, émergeant d’une longue traversée du désert (après de petits rôles dans la série The Affair et No Sudden Move de Soderbergh, et en attendant le prochain Scorsese). Il interprète un homme obèse, pesant 270 kilos, un professeur qui donne des cours d’écriture, en ligne, depuis son canapé – canapé qu’il ne quitte quasiment jamais, faute de pouvoir se déplacer à sa guise, et depuis lequel il engloutit des tonnes de junk food, dans une lente dérive suicidaire. Une seule chose semble encore le maintenir en vie : une dissertation, qu’il trouve particulièrement bien écrite, à propos de Moby Dick (c’est elle, la baleine du titre).

Le film est adapté par Samuel D. Hunter de sa propre pièce et assume totalement sa nature théâtrale, avec ses entrées et sorties de personnages semblant arriver des coulisses (la fille adolescente du héros, son infirmière, un croyant prosélyte qui fait du porte-à-porte...) C’est un film assez inclassable, écartelé entre sa dimension "académique" (c’est-à-dire : propre à séduire l’Académie des Oscars) et un aspect morbide, sinistre, déplaisant, renforcé par la claustrophobie du format carré. Un peu comme George Miller l’a fait récemment avec Trois mille ans à t’attendre (mais de façon beaucoup moins joyeuse), Aronofsky semble vouloir faire tenir nombre de ses obsessions personnelles (l’addiction, la création, la religion, le salut) entre les quatre murs d’un appartement. Mother !, son précédent film, était déjà un huis clos, mais qui tournait au pandémonium. Pas de ça ici, mais au contraire une sensation de monde déserté, nu, très triste, dont on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il renvoie l’image d’un cinéaste empêché, contrarié, dont les visions ont aujourd'hui du mal à se déployer. Il y a bien sûr aussi dans ce projet un côté The Wrestler (qui avait d’ailleurs valu un Lion d’or au réalisateur à l’époque) : "petit", ramassé, avec un Brendan Fraser dans la même position de "come-backeur" que Mickey Rourke en 2009. Un acteur prêt à renouer le dialogue avec le grand public et l’industrie. Fraser est excellent, d’ailleurs, et l’émotion que peut susciter le film provient d’abord de lui. Sur ce plan-là, au moins, The Whale réussit son pari.