11 septembre 2001. Quatre avions sont détournés par des terroristes en vue d'aller s'écraser sur New York et Washington. Trois atteindront leur cible, mais pas le vol 93 grâce au courage des passagers. Après avoir été mis au courant des attentats sur le World Trade Center, ils décident de se sacrifier pour éviter que l'appareil n'atteigne la capitale fédérale.
C8 consacre toute sa soirée au drame qui a choqué la planète il y a 23 ans, en proposant d'abord le film Vol 93, de Paul Greengrass (Bloody Sunday), puis le documentaire Surviving 9/11. Un long portrait qui donne la parole à 13 survivants de cette attaque terroriste, 20 ans après : ce film a été diffusé pour la première fois en 2021.
En 2006, Fluctuat, qui était alors partenaire de Première, découvrait Vol 93 dans le cadre du festival de Cannes (hors compétition), et publiait dans la foulée une critique est élogieuse. Nous la repartageons ci-dessous.
A noter que le film, qui a été réalisé avec l'entière collaboration des familles des victimes, a vu un pourcentage de ses recettes du premier week-end d'exploitation (autour de 1,15 million de dollars) reversées par la production au mémorial du Vol 93, situé près de Shanksville, en Pennsylvanie.
Comment ne pas avoir vu ce que l'on croyait si visible, c'est ce que démontre Paul Greengrass. En posant un regard universel sur l'homme et en dupliquant le dispositif type « docu-fiction », il déconstruit l'événement médiatique. Et crée la première oeuvre politique de fiction sur le 11 septembre.
Avant d'ouvrir la boîte de pandore qu'est Vol 93, commençons par la fin. Le 11 septembre 2001, les passagers du vol United Airlines 93 attaquaient les terroristes aux commandes de leur avion pour tenter d'en reprendre le contrôle. La rumeur vantait un acte héroïque par le choix du suicide collectif, Paul Greengrass opte pour la thèse plus probable et moins patriotique de la survie. Ce moment clé de rébellion, intervenant durant les dix dernières minutes du film, est l'une des scènes les plus violentes et insoutenables jamais vues au cinéma. La panique, l'hystérie, la sauvagerie, l'instinct de survie y culminent à un degré si anxiogène que l'horreur se teinte d'une émotion d'épouvante indicible. L'image, mise en lambeau par le montage, est comme prise dans un tourbillon chaotique. Le visible est remplacé par une anarchie visuelle à hauteur de l'affolement contaminant chacun des passagers et des terroristes.
De ce spectacle écrasant où les cris saturent la bande sonore émane un profond sentiment de tristesse. Une sensation mêlée d'effroi où l'événement semble décoller de l'instant pour devenir une métaphore universelle et intemporelle de notre folie. Durant ces dernières minutes, Paul Greengrass réunit la totalité des regards en un instant où l'homme, par-delà les antagonismes, les frontières, les croyances et les nécessités (toutes contenues et dépassées dans le moment), est dépeint dans sa plus grande tragédie. Sortir de cette scène c'est plus que prendre acte de l'atrocité de l'événement malgré les causes, c'est partir du 11/09 pour voir plus loin en dépeignant une vision de l'homme d'une violence telle qu'elle englobe toute l'humanité. Choisir d'aller jusqu'au bout de l'insoutenable, là où la représentation se disloque et où le réalisme devient abstraction, c'est l'un des grands choix esthétique et politique de Greengrass. Le sensible se lie au symbolique pour une véritable réflexion sur le réel et le cinéma.
Paul Greengrass revient sur sa carrière pour Première [vidéo]Le moment où le réel se fracture
Tout comme Bloody Sunday, Vol 93 ressemble à une reconstitution hyper documentée. Sauf qu'ici le style du cinéaste - un dispositif type « docu-fiction » qu'il duplique d'une oeuvre à l'autre, qu'il en soit le réalisateur ou le producteur (voir Omagh) -, dépasse le simple effet de reportage où la caméra est un personnage central qui participe à l'action.
En étant plus qu'un film en temps réel, Vol 93 dévoile une certaine idée du direct où la mise en scène panoptique crée une manière de se situer dans l'événement. Ainsi, s'il y a une ironie à ce que ce cinéaste au style si télévisuel tourne le premier vrai film sur le 11/09, c'est aussi par son procédé qu'il fait le trait d'union entre les deux modes d'expression. En imposant un suspens implacable et inédit à un récit dont nous connaissons tous l'issue, Greengrass injecte avec violence le cinéma dans son dispositif. Tout le film s'articule alors depuis un double point de vue, celui des images et de l'homme.C'est surtout en focalisant l'action sur les tours de contrôle prises de panique et embourbées dans des procédures hiérarchiques, puis sur les passagers condamnés et forcés de réagir, que Greengrass montre l'impossibilité de l'événement, le moment où l'inimaginable survient, l'instant où le réel se fracture. Multipliant les plans sur les écrans, il situe d'abord le film dans une perception du réel connectée et distante (abstraction des lignes et des numéros des avions flottant sur les moniteurs de contrôle, l'armée obligée de passer par CNN pour obtenir des images du World Trade Center, les liaisons téléphoniques incessantes). Un point de vue à l'image du nôtre, spectateurs médusés et impuissants devant nos téléviseurs qui, comme les états majors, et de manière irréelle, avons découvert le premier attentat télévisé.
Ce surgissement imprévisible et incontrôlable de la fiction (l'attentat à la mode hollywoodienne) permet au film de se placer à l'instant précis où notre conscience bascule de l'impossible au possible, devant une réalité nouvelle et incroyable. Ainsi, si la partie sur les tours de contrôle traduit la perception médiatisée de l'événement, celle sur les passagers agit comme son pendant, le moment où l'horreur prend forme humaine. La panique devenant alors viscérale, épidermique, et la proximité insoutenable, on passe de l'autre côté de l'écran.
Une oeuvre politique
La coexistence dans la multiplicité des points de vue dépasse ainsi l'idée d'un réalisme qui aurait l'indécence de faire revivre, « comme si on y était », les 90 minutes menant au crash. Vol 93 n'a de « documentaire » que la méticulosité de sa reconstitution, et si le film semble tenir à une certaine objectivité, celle-ci est un trompe l'oeil que les choix de Greengrass annulent d'emblée. Si la complexité théorique du dispositif laisse ouvert d'autres interprétations, Vol 93 est surtout la première vraie oeuvre politique de fiction sur le 11/09. D'abord en pointant les dysfonctionnements du gouvernement américain et en accusant la lenteur des procédures militaires. Ensuite parce que l'événement est traité à partir de l'idée qu'une action collective peut renverser la réalité, jusqu'à en dérégler l'image. Enfin parce qu'en se situant au moment clé où la peur de l'autre va contaminer la réalité future de l'Amérique, Greengrass opte pour un mouvement commun, contre l'individuation type du film choral (Vol 93 ne contient pas de "personnages") qui aurait justifié les raisons des uns et des autres.
Par ces choix et la scène finale passe tout le regard lucide et solidaire de Greengrass. Dépassant les effets de réel de sa mise en scène pour qu'ils ne soient plus une fin en soi, il en fait de nouveaux moyens de perceptions où l'émotion coexiste avec une vision du monde. Ainsi ce qu'on savait depuis Bazin (pas de différence entre fiction et documentaire) lui permet de creuser derrière et avec les images pour chercher l'humain dans sa dimension universelle. C'est là la force de Vol 93, d'être une oeuvre où même les terroristes portent un visage humain. En ne leur donnant aucune circonstance atténuante, ni même en cherchant à comprendre leurs motivations, Greengrass les incorpore au monde et nous regarde tous.
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