Première
par Thomas Baurez
Le contexte brûlant qui entoure un long-métrage peut produire des effets ambivalents. Qui plus est quand ledit film se retrouve en compétition à Cannes où cette présence peut tenir lieu de manifeste politique au dépend de sa seule puissance artistique. Mohammad Rasoulof, on le sait, est venu en exilé présenter ses Graines du figuier sauvage, fuyant le régime des mollahs qui l’empêche de bouger depuis des années. En lui donnant un lot de consolation - le Prix spécial du jury sentait en effet le repêchage diplomatique - Greta Gerwig et ses partenaires l’ont peut-être délesté d’un poids qu’il aurait toutefois pu porter fièrement. Car ces Graines est foncièrement un grand film et s’il s’inscrit pleinement dans son époque (les mouvements de rébellion qui ont accompagné la mort de la jeune Mahsa Amini, tuée par les autorités pour un "voile mal porté" en septembre 2022), le geste cinématographique de Rasoulof l’inscrit bien au-delà. On pourrait ainsi voir comme une déclaration d’intention cette magnifique séquence où une mère de famille plutôt rétive à la liberté prise par ses filles vis-à-vis du pouvoir patriarcal soigne le visage ensanglanté d’une de leur amie molestée par la police pour n’avoir pas mis son hijab. La peau tuméfiée induit autant un sacrifice pour celle qui a reçu les coups qu’une culpabilité pour celle qui refusait jusqu’ici de regarder la brutalité en face. Panser les plaies béantes ouvre une brèche dans un réel soudain universel. Le cinéaste choisit de scruter ces gestes en très gros plans renforçant l’immensité du hors champ.
Le dehors immédiat tente sans cesse le passage en force. Dans ce huis clos familial étouffant, les bruits d’une société qui voit sa jeunesse se soulever fissurent les bordures du cadre et plus sûrement les murs de l’appartement de Téhéran, lieu quasi unique de l’intrigue. C’est d’abord la mise en scène implacable qui résiste, réhaussée par un scénario qui ausculte les êtres avec une acuité dingue. Car si la ligne politique de Rasoulof semble claire, il cherche jusqu’au bout à comprendre ce qui guide ses personnages. A commencer par le protagoniste, Iman, bon père de famille fraîchement promu au sein de la hiérarchie administrative d’un tribunal révolutionnaire. Une promotion qui permettra à sa femme et ses deux filles d'habiter enfin le "quatre pièces" tant désiré et tant pis s’il lui faut pour cela signer des condamnations à mort sans trop chercher à savoir si la sentence est justifiée. Le dilemme moral relatif à cette basse besogne sera peu à peu levé par cette croyance bien commode que Dieu décide de tout. Problème, dans la rue, la jeunesse se révolte et à la maison, Iman voit ses deux adolescentes lui renvoyer au visage la cruauté des autorités de ce pays. La perte de son arme de fonction va précipiter l’éclatement progressive d’un carcan familial devenu intenable. Le concret au secours d’un présent que l’on ne veut/peut pas voir.
L’action du film se déroule dans très peu de décors (clandestinité d’un tournage oblige !) renforçant cette idée d'enfermement physique, psychologique et politique. Le contre-champ de ce drame en chambre ce sont les vraies vidéos diffusées sur les réseaux sociaux de la répression ultra-violente des autorités. La fiction ainsi contaminée par le réel, est ébranlée, blessée. La fabrication des images et ses différents régimes (journaux télévisés, téléphones portables, cinématographiques...) s’interpénètrent pour sonder une vérité sans cesse confisquée et remise en cause. Les perspectives du cadre ainsi bloquées finissent par sauter laissant place à un final qui va rejouer sous une forme volontairement excessive l’éclatement de la cellule familiale. Dès lors tout devient parabole, métaphore et furieusement tangible. Victoire par chaos !