« Jusqu’au bout l’incarnation fut la grande affaire de ma vie » confesse Claude Lanzmann au seuil de sa fascinante autobiographie Le Lièvre de Patagonie. Napalm, son nouveau documentaire, est justement adapté d’un chapitre de ce livre. En 1958, dans le cadre d’un voyage diplomatique en Corée du Nord, Lanzmann tombait amoureux d’une infirmière de Pyongyang. Près de soixante ans plus tard, il a voulu retrouver la trace de cet amour de jeunesse et revoir ce pays qui l’a fasciné. Dans une première partie, on le voit donc se promener dans les rues vides de la capitale, encadré par les guides et militaires du régime. Il n’a peur de rien : ni des sbires nord-coréens qu’il engueule copieusement, ni du ridicule de son orgueil légendaire (il se filme au pied des statues géantes de Kim Il-sung et Kim Jong-il et les regarde avec une forme de défi insensé) ou de son penchant pour les jolies femmes (sa drague de la guide militaire est un grand moment).
Confession intime
Face caméra, il raconte son aventure amoureuse avec Kim Kun Sun. Etrange documentaire qui pourrait presque paraître embarrassant venant du créateur de Shoah. Ce serait oublier que, Shoah mis à part, ce qui importe dans l’œuvre de Lanzmann, c’est ce qu’il raconte de lui, de ce qu’il a dû mettre en branle pour revenir vivant après sa lente immersion dans les yeux de la mort. Et il lui aura fallu une vraie dose de folie. La même folie qu’il déploie pour repartir à plus de 90 ans dans un pays occupé et faire revivre une escapade amoureuse vieille d’un lustre ; cette mégalomanie qu’il avait montré en allant interroger un péquenaud polonais avec acharnement, le traquant dans les moindres recoins de ses sourires fuyants, jusqu’à ce que son antisémitisme latent inonde la pellicule (dans Shoah). Ou l’aveuglement insensé dont il faisait preuve lorsqu’il racontait la jouissance qu’il éprouvait en récitant les philosophes allemands ou en faisant des looping à bord d’un avion de chasse israélien (Le Lièvre de Patagonie). La vie et les histoires de Lanzmann sont habitées d’un hybris de surhomme, de flibustier du XXème siècle qu’il aura parcouru le couteau entre les dents (son fameux “je tue les nazis avec ma caméra !”) et une étincelle de démence dans le regard. C’est cette folie qui fait le prix de son œuvre. La figure ogresque qui avale tout, le temps, les hommes, le cinéma, la littérature, bande encore. C’est le prix de Napalm et c’est ce qui le rend intouchable à nos yeux. Et aux siens.