- Fluctuat
Avec Selon Matthieu, Xavier Beauvois propose un portrait de l'artiste en peintre classique. Loin des tables rases et autres déclarations d'indépendance d'un Kounen ou d'un Kassovitz à l'égard des "Anciens" (je pense au plan de Doberman où les Cahiers du cinéma sont utilisés comme papier hygiénique), le réalisateur de Selon Matthieu, à la lumière de ce troisième long métrage, apparaît dépositaire d'une mémoire et d'une tradition auxquelles il ne se dérobe pas.
Celle, entre autre, de la "politique des auteurs" et du cadrage entendu comme une affaire de morale. Xavier Beauvois invoque une mémoire. Il l'éprouve comme une source, mais aussi comme une exigence. Le titre tronqué de son film, privé de Passion, d'Evangile ou même de Révolution ("La révolution selon Saint Matthieu" était le titre initialement prévu), est privé en fait du projet où s'accomplit la volonté : "selon" de "Matthieu". Il laisse apparaître une oeuvre au passage de l'enfance, dans le devenir d'une lignée, d'une héritage qu'elle se propose d'assumer.Le plan d'ouverture présente la trame du film. Il s'agit d'une longue traversée en hélicoptère du paysage de l'action. On est frappé par sa beauté, son lyrisme. Nous sommes sur la côte normande. L'image, cinémascope, somptueuse sur l'ensemble du mouvement, est baignée des éclats roses et bleus du crépuscule. Le réalisateur donne une topographie du drame en organisant dans l'espace la répartition de ses centres nerveux. Deux mondes s'affrontent d'un bout à l'autre de cette trajectoire. L'usine, le monde ouvrier d'une part, la belle demeure bourgeoise, le patronat de l'autre. Ils sont à la fois séparés dans l'espace et reliés par l'unité du plan. L'usine défile en contre jour, prennant à l'écran l'allure mystérieuse d'une gigantesque masse sombre aux contours baroques. Elle se détache sur le ciel embrasé tandis que La Passion selon Saint Matthieu de Bach achève de donner un souffle d'enthousiasme sacré à cette introduction. Il ne paraîtra plus qu'au dernier plan du film, avec un mouvement de montée au ciel et le retour de la musique. Entre les deux c'est la terre, le doute, le réel qui tranche à vif l'idéalisme incertain de Matthieu.Selon Matthieu parle de la mémoire. Mémoire de l'origine et des origines à travers la relation au père mort, mémoire de classes à travers la relation amoureuse entre Matthieu, l'ouvrier, et Claire (Nathalie Baye), la femme du patron. On y retrouve la structure polyphonique de la Passion de Bach. Xavier Beauvois insiste sur l'importance qu'elle a eu pendant l'écriture du scénario ou pour le travail avec les acteurs. La diversité des voix rassemblées dans le chant répond à celle des voix qui cohabitent dans la pensée de chaque personnage et le fait agir. Il offre une image de la création comme mise en harmonie de ces voix, une image de l'existence comme tension vers cette harmonie.
La Passion est une "origine", un choeur fantôme qui traverse le film. Le souffle du texte biblique, de L'Evangile selon Saint Matthieu (1964) de Pasolini, se mêlent aussi à son chant. Matthieu, travaillé par le deuil, met ses pas dans ceux immuables de la souffrance humaine face à l'angoisse de son impuissance et de sa finitude. Il reprend l'universel parcours, celui des hommes et celui des religions. Il lui faut honorer la mémoire du père offensé, il en va de sa propre existence, mais le monde reste opaque, il n'offre que des signes confus. L'horizon ouvert sur la mer depuis les falaises où il se promène, les plans de trois quart où Beauvois filme son regard perdu dans l'immensité, retournent dans le corps et la présence du jeune homme l'au-delà auquel il pense. Pour être à la mesure de cet au-delà il lui faut agir, et dans le réel il va se perdre.Selon Matthieu, par son titre et par la musique de Bach à l'ouverture, suscite une attente qui se mesure à nos cultures, nos sentiments et à nos désirs de sacré. Il y répond sur le ton du désarroi le plus complet et de la foi la plus aveugle. Mais ce n'est pas tant de la foi en un dieu dont il est question, que de la foi en la transmission, en un lien invisible qui embarque l'espèce humaine dans un mouvement d'ensemble.Selon Matthieu
Xavier Beauvois
Avec Nathalie Baye, Benoît Magimel, Fred Ulysse
France, 2000, 1h45.
Selon Matthieu