Après la résistance intime d’Aquarius et la fable pulp de Bacurau, Kleber Mendonça Filho change d’époque mais pas de combat. L’Agent secret plonge dans le Brésil de 1977 verrouillé par la dictature. Son oeuvre la plus virulente et la plus intime.
En 1977, pendant le carnaval de Recife. Armando, un ancien prof en cavale, se réfugie aux côtés d’autres militants traqués dans une pension tenue par Dona Sebastiana. Autour d’eux, la ville se décompose dans un chaos d’ivresse et de corruption : une jambe humaine retrouvée dans un requin affole les journaux, pendant que la police locale fait disparaître ses crimes sous les flonflons du carnaval. Armando, lui, prépare sa fuite, tente de sauver quelques papiers, quelques bribes de mémoire. En parallèle, Mendonça entrelace d’autres lignes - un fils, un pays, une époque qui se réveillera plus tard sous d’autres visages.
Son film n’obéit pas à la logique de l’enquête : il avance par contamination - du passé dans le présent, du document dans la fiction, du cinéma dans la mémoire. Mendonça transforme sa ville en labyrinthe paranoïaque. Stations-service désertes, immeubles en ruine, salles de projection étouffées par la poussière : L’Agent secret est à la fois un thriller, un carnet de rêves et une déclaration d’amour au septième art. Dès le plan d’ouverture, une coccinelle jaune, un cadavre sous un carton, deux flics blasés : on pense à De Palma, à Peckinpah. On croit tenir un polar moite, et puis le film s’échappe - vers une fresque hantée où le suspense se dissout dans la mélancolie. Le projet de Mendonça est clair : tisser la trame fragile d’un pays entre la trace et l’amnésie.
Il peut compter sur Wagner Moura, fascinant, qui joue un héros fatigué, rongé par le doute. Sa présence suffit à électriser chaque silence, chaque regard volé dans un miroir. Face à lui, les femmes du film - Flavia l’archiviste du présent, Dona Sebastiana la militante du passé - préservent un feu fragile contre l’oubli. La mise en scène, souple et fiévreuse, mêle documentaire et rêverie. Les scènes de carnaval explosent de couleurs avant de virer à la transe funèbre. La jambe retrouvée dans la gueule du requin ou un tailleur juif pris pour un nazi sont autant de digressions absurdes qui élargissent le réel et rappellent que la dictature produisait (produit encore ?) ses propres mythes grotesques.
Mendonça assume sa démesure : il déborde, divague, éclate son récit - comme les mémoires d’un pays qui refuse de se tenir tranquille. La liberté de l’imaginaire fait office de rempart. On croise l’affiche des Dents de la mer, on entend la voix de Caetano Veloso au générique, et c’est tout un Brésil d’images et de musique qui se dresse. Rien à voir avec du name-dropping : L’Agent secret fonctionne au fond comme un Roma tropical, un voyage intérieur où les souvenirs deviennent politiques, prolongeant la réflexion entamée dans Portraits fantômes. S’il convoque le drame, la satire et le pur plaisir de cinéma, c’est pour rappeler qu’au Brésil, la subversion passe aussi par le spectacle.
C’est donc son œuvre la plus virulente, et la plus intime. Né en 1968, Mendonça encapsule l’année de son éveil sensoriel et interroge ce que l’histoire a fait de cette enfance. Ce mélange de dureté et de douceur compose une ode à la révolte - par le souvenir, par les récits qui refusent de mourir. Mendonça ne fait pas qu’évoquer la dictature : il montre comment ses ombres persistent dans le présent, sous d’autres visages.
Long, dense, parfois volontairement désordonné, L’Agent secret impose sa propre respiration : une balade sensorielle dans la mémoire d’un pays, une méditation sur ce que le cinéma peut sauver du naufrage. Et quand, au détour d’une bobine, un projecteur s’allume dans une salle vide, on comprend que L’Agent secret filme moins un héros qu’un geste - rallumer la lumière pour qu’on n’oublie pas.
De Kleber Mendonça Filho. Avec Wagner Moura, Gabriel Leone, Maria Fernanda Candido... Durée : 2h41. Sortie le 17 décembre 2025







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