Matrix 4
Warner Bros

Retour sur ce quatrième volet de Matrix, réalisé en solo par Lana Wachowski, à l'occasion de sa première diffusion en clair, à la télévision.

Sorti au cinéma fin 2021, Matrix Resurrection arrive cette semaine à la télé, en clair. Précisément en ce vendredi soir sur TMC. Une bonne raison pour faire le bilan, revenir sur son accueil mitigé de la part du public, divisé entre les spectateurs et critiques qui ont adoré son aspect méta et ceux qui ont été perdus, voire se sont sentis insultés par ce concept.

D'où cette deuxième critique du film de Lana Wachowski, publiée dans le n°526 de Première (février 2022 avec The Batman en couverture), après avoir eu le temps de bien digérer cette oeuvre très riche, remplie de niveaux réflexions. Avant de continuer, nous vous conseillons de lire d'abord notre critique initiale du film, publiée juste après l'avoir découvert sur grand écran, car celle-ci lui "répond" en analysant plus profondément ses thématiques.

Exclu - Lana Wachowski : "Il n'était pas question de revenir dans la Matrice pour retourner en arrière"

La saga était bouclée, les fans comblés, l’embrouille « Reloaded » presqu’oubliée. Taquine, Lana Wachowski prend le pari de refâcher tout le monde avec ce quatrième volet hargneux, brouillon et secoué. La mise à mort d’une franchise pas comme les autres.

Le cinéma des Wachowski ne mérite-t-il pas plus de tiédeur ? Il s’agirait en tout cas de retenir la leçon. Après vingt-cinq ans de carrière, mis à part quelques oracles plus ou moins hallucinés, le monde entier s’est systématiquement fourvoyé au sujet de leur œuvre. Bound, épatant polar-cul, total exercice de style et parfait premier film faisait figure d’exception : la critique, le public et les Wachos étaient parfaitement sur la même longueur d’onde.

Depuis Matrix en revanche, que des malentendus. Il y a eu les films aimés au moment de leur sortie, pour de mauvaises raisons. Il y a aussi eu ceux qui ont été haïs, pour des raisons encore plus mauvaises. Le temps s’est évidemment chargé de remodeler les choses, ratiboisant certains sommets, faisant grimper quelques collines, et démontrant que ce corpus-là ne s’accommodait ni des louanges ni des tomates. Il semblait exiger au contraire tout ce qu’on lui refuse systématiquement : de la nuance, de la patience et un peu de distance.

C’est bien évidemment tout ce qu’on n’a pas vu au moment de la sortie de Matrix Resurrections, qui fut d’abord une obsession de la critique « qui pense » avant de se transformer en hashtag qui rapporte des likes et de la visibilité. Assaisonnée à la sauce « chef-d’œuvre ultra-contemporain » puis snackée façon « daube-méta-irregardable » le nouveau Matrix a subi les outrages habituels de la cinéphilie mondiale, avec d’autant plus de force qu’il débarquait pendant la saison des tops de fin d’année. Et pendant ce temps, le grand public préférait détourner le regard…

Matrix Resurrections
Warner Bros

DUALITÉ. Chez Première, vous l’aurez compris, nous avons bien retenu la leçon. Nous savons qu’il faut laisser du temps au temps, en particulier quand on parle des films Matrix. On décerne donc trois étoiles à Resurrections, « pas mal mais pas top » si quelqu’un a besoin d’une citation pour une jaquette DVD, et on en recause dans les pages Classics d’ici dix ans, merci de votre attention. Rajoutons néanmoins ceci : Matrix Resurrections n’est pas tout à fait un film des Wachowski, mais un film signé de la seule Lana, c’est-à-dire la showrunneuse de Sense8, saison 2.

De fait, si Resurrections est bel et bien un objet à décrypter selon une grille « auteur », c’est aussi son exact opposé, c’est-à-dire un premier film, charriant forcément avec lui un peu d’innocence et de tâtonnement. C’est le genre d’aporie poétique qu’affectionnent particulièrement les sœurs Wachowski depuis leurs débuts : peut-on réaliser son huitième film comme si c’était le premier ? À moins que ce ne soit l’inverse d’ailleurs…

Depuis Bound, la filmographie des Wachowski est toute entière tournée vers l’idée de dualité (amante ou femme fatale ? Pilule bleue ou pilule rouge ? Frère ou concurrent ?), ce qui ne manque ni de charme ni d’évidence pour des artistes issues de la même fratrie. Évoquant dès leurs débuts un goût certain pour les philosophies taoïstes, les sœurs se sont donc naturellement retrouvées à bâtir, main dans la main, une œuvre reposant tout entière sur le concept de yin et de yang. À 56 ans, Lana a pourtant choisi de la prolonger en solitaire, Lilly ayant préféré prendre le chemin de la retraite anticipée. Par principe, Matrix Resurrections est donc un film désaccordé, un objet qui s’oppose (à Hollywood, aux fans, à la trilogie Matrix) mais que rien ne vient jamais vraiment compléter. Un yin qui cherche son yang.

Dualité encore : la matrice tournait rond parce que les équations de l’Architecte étaient merveilleusement bien équilibrées. Tant que Neo est égal à Smith, les humains pouvaient continuer à faire dodo bien gentiment dans leur cocon. L’enjeu narratif de la trilogie : une perpétuelle quête de déséquilibre entre l’Élu et son antagoniste en costard. Dans Resurrections c’est la relation Neo-Trinity qui va servir de carburant au récit. Cette love story autrefois murmurée (un peu trop murmurée) est racontée ici comme une romance criarde. Le film va illustrer cette fois la recherche d’une complétude, ce qui rend le projet à la fois légitime et un peu touchant. La surprise, qui n’en est évidemment plus une, c’est que pour en arriver là, il faut d’abord passer par un premier chapitre qui met l’amour à distance et l’harmonie en boîte. Un yin qui vient parasiter le yang.

Matrix Resurrections
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MÉTA-FILM. D’abord l’effet Pirandello, le quatrième mur pulvérisé, les scènes rejouées sous un autre angle, les doigts dressés aux membres du board de la Warner et la main qui vient mordre les fans. On se croirait dans Gremlins 2, la virtuosité en moins. Après ça, les retrouvailles, l’amour fou, les chromos numériques, « another chance » et la promenade dans les airs et dans les bras en guise de bouquet final. Joli, si l’on veut bien admettre que l’idée compte plus que son exécution. Touchant, à condition d’avoir oublié TOUT ce qui précédait.

Scoop : Lana Wachowski n’est pas l’Architecte, et l’équilibre des équations ne fait visiblement pas partie de ses hobbies. Pas question de faire cohabiter le jeu de massacre et le mélo, la distanciation et la croyance, le ricanement et la petite larme qui coule. La trilogie Matrix rapprochait l’action et l’introspection, Hong Kong et Hollywood, le cyberpunk et Joel Silver, Resurrections refuse de son côté toute idée de réconciliation. C’est son sujet, son tempérament, mais aussi sa faiblesse.

On peut aimer le méta-film de grand démiurge colérique (le déjà célèbre : « for those who love to eat shit » glissé au début), on peut goûter au petit poème SF débraillé (et surtout au génie serein de Carrie-Anne Moss), mais on ne verra jamais l’un dialoguer avec l’autre. Le temps finira-t-il par les rapprocher ? La symbiose miracle entre huitième et premier films aura-t-elle finalement lieu ? Pour l’heure, quelque chose résiste, deux courants trop distincts traversent Matrix Resurrections. Un coup chaud. Un coup froid. Jamais tiède. 

Romain Thoral


Comment Lana Wachowski règle ses comptes grâce à Matrix Resurrections (avec Hollywood, son public, elle-même...)