En lice pour cinq statuette, cette satire joue de façon maligne avec des idées "wokes". Et offre à Jeffrey Wright l'occasion de s'amuser comme rarement.
Précédé d'une excellente réputation (il a notamment reçu le Prix du public lors du dernier festival de Toronto), American Fiction sort aujourd'hui en catimini sur Prime Video en France. Pourquoi le service se prive-t-il de promo pour un premier film aussi ambitieux ? C'est d'autant plus un mystère qu'il est nommé dans cinq catégories aux Oscars 2024, et pas des moindres : meilleur film, meilleur acteur pour Jeffrey Wright, meilleur second rôle masculin pour Sterling K. Brown, meilleur scénario adapté et meilleure musique. Alors certes, il y fait figure d'outsider face à Oppenheimer ou Anatomie d'une chute, mais tout de même : une telle sélection devrait logiquement entraîner une promotion conséquente de la part de son distributeur, non ?
American Fiction est-il trop "américain" pour cartonner en France ? Ou trop "noir" ? Si l'on ose poser cette question qui peut paraître absurde, c'est parce qu'elle est au cœur de son concept. Jeffrey Wright, acteur connu depuis trois décennies outre-Atlantique pour des rôles forts dans Angels in America, Basquiat ou Ali, est surtout célèbre chez nous pour ses seconds rôles dans des blockbusters à succès tels que les récents James Bond, dans lesquels il joue Felix Leiter, dans The Batman, où il incarne Jim Gordon, ou au sein de la série avortée Westworld. Ses engagements personnels -il défend publiquement les droits des Afro-Américains, des femmes ou des plus pauvres, dénonce les agissements de Donald Trump...- font du bruit dans son pays d'origine, mais sont peu relayés ici.
Jeffrey Wright se bat contre les stéréotypes dans American Fiction [bande-annonce]Wright trouve dans ce projet le rôle parfait pour mêler passion du cinéma et engagement politique, croquant avec joie dans les multiples facettes de ce personnage particulièrement riche -il est notamment très bon lors des échanges narquois avec son éditeur, joué par le tout aussi excellent John Ortiz.
Il incarne Thelonious "Monk" Ellison, un auteur de romans, qui ne connaît pas de succès malgré son talent évident, jusqu'au jour où il décide de se défouler dans un texte bourré de clichés et de provocations... qui va faire un carton. Surtout auprès des lecteurs blancs. Acheté à prix d'or, son manuscrit, qu'il a signé d'un pseudo l'obligeant à se créer un alter-ego à la vie dure ("thug life !") de toutes pièces, est même rapidement racheté pour en tirer "un film à Oscars".
En adaptant le livre Effacement, de Percival Everett, l'écrivain et journaliste Cord Jefferson sait qu'il tient entre les mains une matière assez riche pour ne pas en faire des tonnes au niveau de la mise en scène. Il propose pourtant quelques idées rigolotes, comme cette manière de donner vie aux gangstas au langage fleuri, nés de l'imagination de Monk au moment même où il est en train de réfléchir à son histoire. Ecrivant en direct sa "fiction américaine", il devient alors lui-même l'objet son propre "troll", et cela aura de lourdes conséquences. Rira-t-il longtemps de sa mauvaise blague ? Ou va-t-elle se retourner contre lui ?
Si American Fiction n'est pas sans défauts -sa multitude de personnages en rend certains trop peu présents, comme la sœur du protagoniste, par exemple ; certains éléments de l'intrigue sont un peu trop prévisibles, ses multiples réécritures en direct peuvent casser son réalisme-, le film réussit tout de même à convaincre grâce à son humour grinçant, qui fait écho à des productions récentes réfléchissant avec intelligence à cette même thématique de l'identité noire, telles que Get Out, de Jordan Peele, ou Sorry to Bother You, de Boots Riley. Mais aussi à des références plus anciennes et pourtant toujours d'actualité, comme The Very Black Show, de Spike Lee, qui suivait un scénariste noir peinant à faire accepter ses idées auprès du patron de sa chaîne de télé. 24 ans après sa sortie, la situation n'a pas tellement évolué, ni dans l'audiovisuel, ni dans les cercles littéraires ou le milieu du cinéma. Dans ce contexte, comment faire entendre sa voix ?
En pointant du doigt tout un système, Cord Jefferson tire à balles réelles sur les producteurs/éditeurs cherchant à tout prix à se montrer plus inclusifs tout en proposant dans les faits le contraire absolu d'une démarche bienveillante. L'esprit "woke" en prend pour son grade dès la scène d'intro, note d'intention au cours de laquelle l'écrivain-professeur est interpellé par une élève à propos de l'utilisation du terme "nègres", et le film n'aura de cesse par la suite de rester sur cette corde sensible.
American Fiction parvient aussi à toucher lors de séquences familiales qui sonnent juste, et qui offrent un exemple crédible de ce que dénonce justement son héros, avec sa vie "normale" et pourtant compliquée : sa mère malade, son frère rejeté depuis son coming-out, ses problèmes d'argent, mais aussi cette pointe d'espoir donnée par des exemples positifs tels que la fidèle Lorraine (Myra Lucretia Taylor), toujours présente pour soutenir ses proches.
Trouver l'équilibre entre ce besoin de dénonciation légitime et l'envie de proposer un portrait réaliste d'un homme noir américain sans qu'il ne soit question de drogues ou de bavures policières est assez périlleux, et par endroits, American Fiction souffre de quelques lourdeurs tant il tient à réunir tous ses messages en un seul film, mais l'idée de fond est assez forte et bien abordée pour marquer les esprits.
Cet outsider repartira-t-il vainqueur des Oscars ? Une chose est sûre : il mérite bel et bien de figurer au sein de la sélection de cette nouvelle édition, et sa présence symbolise un premier pas vers davantage de reconnaissance des artistes Noirs-Américains, huit ans après la polémique #OscarsSoWhite.
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