Grand Prix du Festival du film fantastique de Gerardmer, Sleep raconte comment le quotidien d'un couple bascule quand le mari devient somnambule. Interview express avec le cinéaste Jason Yu, alors que le film sort aujourd'hui au cinéma.
Quelques heures avant qu'il ne remporte le Grand Prix du festival de Gerardmer, on rencontrait Jason Yu dans les salons du grand hôtel. Pour son premier long- métrage, Yu signe un huis clos horrifique sur la vie d'un couple très heureux, bouleversé par les crises de somnambulisme du mari. Ce dernier terrorise sa femme en se levant en pleine nuit et en ayant un comportement totalement erratique (il mange un oeuf sans enlever la coquille, tente de sauter par la fenêtre ou se griffe le visage de manière compulsive). Angoisses et jumpscares vont suivre l'évolution des symptômes jusqu'à un finale renversant. Sleep sort aujourd'hui en salles.
Comment vous est venue l'idée de Sleep ?
Je voulais faire un film sur le somnambulisme. C’est une idée formidable, parce qu’il s’agit d’une expérience proprement terrifiante. Pour la personne atteinte de ce mal, mais aussi pour son entourage. Pour autant, à l’époque, je ne m’y connaissais pas trop en films d’horreur. Mais j’entendais parler de ces histoires dans lesquelles un homme saute par la fenêtre alors qu’il dort ou tue la personne qui partage son lit… Et ça me fascinait. Moins pour ces aspects de terreurs d'ailleurs, que pour ce que cela induit dans le quotidien de ces gens. J’étais très curieux de la vie des personnes qui entourent un malade. Que peut bien endurer la femme ou le mari d’un somnambule ? C’était forcément une bonne histoire.
Et comment avez-vous commencé l'écriture du film ?
Très progressivement et en l’enrichissant d’éléments personnels. Au moment où je travaillais sur ce projet j’allais me marier avec ma petite amie. C’est la raison pour laquelle les deux personnages principaux incarnent un couple marié et que le coeur de l’histoire réside moins dans les développements fantastiques, que dans la vie de ce couple. D’habitude les histoires de couples au cinéma sont très cyniques, mais moi, parce que je vivais un moment très heureux dans ma vie amoureuse, je voulais que ma description de la vie à deux soit optimiste. Je voulais décrire un couple heureux, qui fonctionnait comme des amis, et qu’un élément exogène allait venir mettre à mal.
Au début du film, il y a même un vernis de comédie romantique. C’était voulu ?
Pas du tout. Je vois bien que les gens rient pendant le film mais je n’ai jamais vu Sleep comme une comédie.
Ca semble pourtant inscrit dans construction du film, qui part d’éléments légers, voire absurde, et s’enfonce dans le surnaturel et l’horreur...
Je sais. C’est un drôle de sentiment pour moi : j’ai toujours envisagé tous mes films courts - et Sleep également d’ailleurs - comme des drames. Mais dans les festivals ils sont toujours catalogués comme des comédies ou des films à l’humour noir. Je fais des drames ! Parce que j’ai le sentiment, sans vouloir être pompeux, que la vie se niche dans le drame. Cela dit, même dans les pires situations, dans les moments horribles ou tristes, il y a toujours un peu d’humour. Et je pense que mes films sont parfois perçus comme des comédies parce que j’aime l’absurde. Regardez Sleep : la situation est aussi folle que dramatique, mais les personnages doivent réagir à ces situations paroxystiques et il le font avec sincérité. C'est cela qui produit des effets de comédie.
Ce mélange des genres et ces situations absurdes dont vous parlez, rappellent que vous avez commencé en travaillant pour Bong Joon-ho.
C’est vrai. Mon premier boulot quand je suis sorti de l’université c'était d'assister Bong Joon-ho. J'étais assistant directeur sur Okja. J'ai passé deux ans et demi à le suivre partout et à le regarder travailler, de la pré-production à la post-production et même pendant la promotion. A l’époque je ne mesurais pas tout ce que j'apprenais en le voyant faire son film. Ce n’est qu’en faisant Sleep que j’ai compris tout ce qu’il m’avait silencieusement inculqué. J’ai répété à toutes les étapes tout ce que je l’avais vu faire sur Okja.
Par exemple ?
Bong Joon-ho travaille énormément à partir de storyboards. De la première scène au générique de fin, tout son film est storyboardé. Evidemment comme je n’avais travaillé qu’avec lui, j’imaginais que tout le monde faisait pareil - j’avais tort (rires). Au début de la production de Sleep, alors que rien n’était signé, j’avais déjà storyboardé les séquences et les gens me disaient : “pourquoi as-tu storyboardé tout ton film, alors que tu n’es même pas sûr de le faire ?” Je leur répondais que c’était la seule manière que je connaissais pour faire un film (rires). De la même façon, je me suis servi de ce que je l’avais vu faire au moment du doublage. Bong réécrit complètement certaines scènes à ce moment, il réinvente l’histoire qu’il peut modifie jusque-là. C'est, pour lui, la dernière étape du scénario.
Vous avez également collaboré avec Lee Chang-dong.
Et ce fut une expérience inouie. A l’époque pour vivre, je créais des sous-titres anglais pour des films coréens. Et j'ai été contacté pour m'occuper des sous-titre de Burning. D’habitude, quand je créée des sous-titres, je traduis les dialogues coréens, j’envoie mon texte, et c’est fini. avec Lee Chang-dong, nous avons eu plus d’un mois d’échange où il me demandait de justifier l’emploi d’un mot, d’un verbe ou d'une expression. Ce fut très enrichissant. Ca doit venir du fait qu’il a aussi écrit des livres et surtout qu’il avait écrit les dialogues lui-même. Je connaissais mieux l’anglais que lui, mais c’était son travail. Il changeait tout le temps les choses. Il voulait connaître toutes les nuances d’un mot, toutes les subtilités. Parfois je lui disais qu’une formule sonnerait bizarre en anglais, que personne ne parlait de cette manière, mais il s’en moquait : dans ses dialogues coréens il y avait des choses étranges et il voulait qu’en anglais ça sonne bizarre. Lee Chang-dong est un cinéaste qui a une vision unique et cela allait jusqu’aux sous-titres. C’est un artiste très méticuleux, très précis, qui veut savoir ce qui se joue dans tous les détails.
Puisqu'on parle de détails, pourquoi avoir privilégié une structure en trois chapitres ?
Quand j’ai écrit la première version du scénario, il y avait ces trois chapitres. Ca devait être inconscient : je savais que l’histoire se déroulait dans un lieu clos et je voulais faire progresser l’action de manière méthodique. C’était aussi lié au budget restreint. Je ne pouvais pas tout montrer, je savais que je serais forcé de faire des choix. La structure en trois parties permettait de me focaliser sur trois moments de l’histoire du couple, comme s’il s’agissait de trois petites histoires différentes, trois chapitres. Cela permettait aussi de montrer l’évolution de la relation du couple. Et cela fonctionnait enfin comme un puzzle : chaque ellipse créait une forme de mystère que le spectateur serait obligé de recréer par lui-même. J’aimais bien cet aspect ludique et j’adore entendre les gens échafauder des théories en sortant de la salle, imaginer ce qui a pu se produire pour remplir les trous narratifs.
Quelles étaient vos influences ?
On me parle de Rosemary's Baby ou de Shining. Ce sont des films que j'adore, et qui m'ont marqué. Mais pour être franc, je n'avais aucune influence précise hormis la structure d'une pièce de théâtre. C'était d'ailleurs presque gênant : mon équipe venait me demander régulièrement de quoi ils pouvaient s'inspirer pour un décor ou pour une ambiance et je leur faisais à chaque fois la même réponse : "inspirez-vous de ma vie". Forcément, ça ne les aidait pas beaucoup !
Sleep, actuellement au cinéma.
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