-
C’est l’heure du grand décollage pour Jordan Peele. L’épreuve du troisième film, après les sensationnels Get Out et Us, le moment ou jamais de faire tomber les résistances des derniers sceptiques. Ses deux premiers longs-métrages témoignaient d’un appétit de cinéma hors du commun ? Il s’agit désormais de voir encore plus grand. Avec la malice qui le caractérise, Peele a d’ailleurs placé Nope sous le patronage de deux des plus fameux "troisièmes films" de l’histoire du cinéma : Rencontres du troisième type de Spielberg (Duel était un téléfilm) et Signes de Shyamalan (en partant du principe que Sixième Sens avait été pour Shy un nouveau départ, vu que personne n’avait entendu parler de ses précédents essais). Nope sera donc film de soucoupe volante sis dans les grands espaces américains, une énigme, une profession de foi, un appel à regarder (ou pas) ce qui se trame au-dessus de nos têtes… Une variation sur ce que Peele lui-même appelait, dans une récente interview à GQ, "the Great American Flying Saucer Story".
Les références de Nope ne font pas que désigner un territoire esthétique (la rencontre de la pastorale américaine et de la mythologie extra-terrestre), elles témoignent aussi de l’ambition monstre de son auteur : se mesurer aux grands cinéastes-prestidigitateurs, reprendre le flambeau du summer blockbuster "original", non franchisé, qui veut faire se dresser les poils sur les bras des spectateurs tout en sollicitant leur matière grise, dans la ferveur collective d’un soir d’été. Avoir fait appel au directeur de la photo attitré de Christopher Nolan, Hoyte Van Hoytema, est une autre manière pour le cinéaste de s’affirmer en ordonnateur de grandes messes cinématographiques refusant le formatage et les sensations prémâchées.
Mission accomplie : l’éclatante réussite du film, l’une des productions hollywoodiennes les plus originales et excentriques des dix dernières années, propulse immédiatement Peele vers les sommets qu’il cherchait à atteindre. Mais si Nope, dans le parcours de son auteur, cristallise une forme de plénitude artistique, il est d’abord pour le spectateur un casse-tête. Un puzzle. Durant le temps de la projection, tout semble s’emboîter à merveille. Mais à peine avez-vous fait quelques mètres en sortant du cinéma, essayant de reconstruire le film mentalement, qu’une pièce semble manquer… Les questions abondent, et on n’est pas sûr d’avoir toutes les réponses. Il faudra revoir ce film, c’est sûr, pour avoir le sentiment de l’embrasser entièrement.
Il y est question d’une famille d’éleveurs de chevaux travaillant pour l’industrie du cinéma, qui doit faire face à la mort brutale et mystérieuse du patriarche. D’un ancien enfant acteur ayant vécu un événement traumatique sur le plateau d’une sitcom des années 90, reconverti depuis en entrepreneur de parc d’attraction. D’un gros nuage planant au-dessus d’un ranch californien, et abritant peut-être un objet volant non identifié… Pendant une heure et demie (à vue de nez, on n’avait aucune envie de regarder notre montre), Jordan Peele, à un rythme délicieusement "shyamalanesque" (allusif, elliptique, envoûtant), échafaude un empire de signes, un labyrinthe d’images, de plans intrigants, de sensations flottantes, de flash-backs horrifiques arrêtés avant leur terme, d’idées ouvrant sur des gouffres vertigineux… Les héros du film, Otis Junior (Daniel Kaluuya) et sa sœur Emerald (Keke Palmer) se présentent comme les descendants du premier homme jamais filmé, le cavalier du court-métrage fondateur d’Eadweard Muybridge The Horse in Motion, un acteur noir dont l’histoire n’a pas voulu retenir le nom… Peele, ici, vise rien moins qu’à reprendre l’histoire du cinéma à zéro, et fait entrer en collision l’imagerie du western avec celle du spectacle forain (déjà centrale dans l’intro de Us), délimitant un univers à la fois magique et très prosaïque, mythologique mais déprimé, un monde de poussière, de fanions claquant au vent et de chevaux s’envolant soudain dans les airs.
C’est à une fable morale sur le sens du spectacle et des images que Peele nous invite ici. Otis et Emerald se sont mis en tête de filmer les E.T. qui s’agitent au-dessus de leurs têtes et leur mission va les emmener à croiser la route d’acteurs et de forains, de reporters-charognards et de chefs opérateurs esthètes, tous à la recherche du plan parfait, tous confrontés à une altérité qu’ils ne pensent pouvoir saisir qu’en braquant une caméra dessus… Que faut-il faire face au spectacle de la catastrophe qui s’annonce ? Y a-t-il des manières plus héroïques que d’autres de capturer le "money shot" ultime ? Les questions que posent Peele pourraient être totalement assommantes, mais elles sont enrobées dans un spectacle SF euphorisant, un vrai film de premier contact, flippant et mystérieux, avec vaisseau alien d’anthologie (on n’en dira pas plus) et visions d’horreur tétanisantes, d’autant plus impactantes qu’elles surgissent sur l’écran comme des flashs de pure brutalité, avant de disparaître aussi vite qu’elles sont venues. Dans un geste au fond pas si éloigné de Tarantino (citations comprises de vieux westerns avec Sidney Poitier comme La Bataille de la vallée du diable ou Buck et son complice), Nope coule ses réflexions sur les laissés-pour-compte de la grande histoire du cinéma dans un succulent pop-corn movie. Le troisième acte, un ride électrisant, satisfera sans doute ceux qui estimaient que les plus gros défauts de Get Out et Us étaient leurs fins expédiées ou trop absconses. Plus de ça ici, mais, au contraire, la démonstration de force d’un cinéaste en pleine possession de ses moyens. On attend avec impatience le quatrième film, bien sûr. Mais Nope devrait nous occuper encore un long moment d’ici là.