Je veux juste en finir
Netflix

Attention, spoilers : on débriefe le casse-tête estampillé Netflix de l’auteur d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind.

Cet article contient de nombreux SPOILERS de Je veux juste en finir : ne le lisez surtout pas si vous n’avez pas encore vu le film !

Scénariste star de la fin des années 90-début 2000 (Dans la peau de John Malkovich, Eternal Sunshine of the Spotless Mind…), Charlie Kaufman s’est reconverti depuis une dizaine d’années en réalisateur de films cafardeux et entêtants. Le petit dernier, Je veux juste en finir (après Synecdoche, New York et Anomalisa), est sans doute l’une de ses créations les plus complexes, profondes et impénétrables, un casse-tête brumeux mixant Lynch, Resnais et La Quatrième Dimension, un labyrinthe qu’on continue d’arpenter longtemps après son visionnage. Qui est cet agent d’entretien dont les lentes déambulations rythment l’histoire ? Pourquoi les parents de Jake se mettent-ils soudain à vieillir à vue d’œil ? Et que vient faire cette blague sur Robert Zemeckis en plein milieu du film ? Voici quelques pistes de réflexion pour mieux appréhender ce qui pourrait bien être, sous ses dehors de romance dépressive et hivernale, le film-concept kaufmanien ultime.

Le titre, d’abord

I’m thinking of ending things. « Je songe à en finir », ou « Je veux juste en finir », selon la traduction proposée par Netflix en France. Un énoncé brutal qui change de signification entre le début et la fin du film. Ce glissement sémantique accompagne le changement de personnage principal, le film passant en cours de route du point de vue de Lucy, la jeune femme jouée par Jessie Buckley, à celui de l’énigmatique concierge du lycée, dont on finit par comprendre qu’il est en fait Jake (Jesse Plemons) devenu vieux. « I’m thinking of ending things » : quand Lucy dit ça, elle parle de « mettre fin » à sa relation avec Jake. Mais, appliquée à l’arc narratif du concierge, la phrase signifie que celui-ci voulait en finir avec la vie. Commençant comme l’histoire un peu triste d’un couple au bord de la rupture, Je veux juste en finir est en réalité l’histoire totalement tragique d’un homme seul en train de prendre congé de l’existence.

Un détour nécessaire par Je sens grandir ma peur, le livre de Iain Reid

Si vous voulez démêler une bonne fois pour toutes le pourquoi du comment de Je veux juste en finir, le plus simple est sans doute de vous procurer le livre de Iain Reid, thriller mental sorti en 2016 et adapté par Charlie Kaufman de façon à la fois fidèle et totalement exubérante. Le bouquin, court, 227 pages au cordeau, est beaucoup plus clair quant à sa résolution et son twist final : on comprend en effet dans les dernières pages que le livre que l’on tient entre nos mains est le « mot d’adieu » laissé par le concierge avant de se donner la mort. « Il y avait des personnages inventés, ou alors c’était des gens qu’il connaissait. Mais lui aussi, il est dans l’histoire, excepté que ce n’est pas le narrateur. Enfin, peut-être que si. D’une certaine façon. », commente en conclusion quelqu’un qui a lu le texte du concierge. Tous les personnages du récit – Lucy, Jake, les parents de Jake, les serveuses du magasin de glaces – peuplent donc la tête du vieil homme, qui ressassent des souvenirs de son existence et les mêlent à des fantasmes, des rêveries, un récit imaginaire (une idée qui a forcément plu à Kaufman, lui dont les scripts ont souvent postulé qu'on vit autant dans la tête des autres que dans la sienne). Le film a beau être moins explicite que le livre dans sa résolution, il accrédite néanmoins totalement cette explication. Voir par exemple la scène où le concierge demande à Lucy à quoi ressemble Jake, qu’elle cherche désespérément dans les couloirs du lycée : Lucy répond alors qu’elle ne se souvient plus précisément de ses traits, qu’il n’était qu’« une de ces interactions manquées au cours de [sa] vie ». On peut donc imaginer que Jake et Lucy ne se sont en réalité pas parlé lors de la fameuse soirée trivia où ils sont censés avoir fait connaissance, et que cette rencontre avortée est le point de départ de la rêverie du concierge. A quoi aurait ressemblé leur voyage pour aller dîner chez les parents de Jake s’ils étaient sortis ensemble ? Créée par le concierge à partir d’un souvenir de jeunesse, Lucy est par ailleurs une figure composite, peut-être le fruit du mélange de plusieurs femmes qu’il a croisées de sa vie – ce qui expliquerait qu’elle change plusieurs fois de prénom, de profession et même de visage au cours du film.

 

Je veux juste en finir
Netflix

 

Un cochon qui parle, une comédie musicale, une critique de Pauline Kael… Un point sur ce qu’a rajouté Charlie Kaufman au livre de Iain Reid

Les fans de Kaufman savent de quoi celui-ci est capable quand il adapte un livre – le bien-nommé Adaptation (écrit par Kaufman et réalisé par Spike Jonze en 2002) ne parlait justement que de ça, de la prolifération fictionnelle nécessaire à tout bon travail d’adaptation. La lecture de Je sens grandir ma peur est donc passionnante autant pour les éclaircissements qu’elle apporte sur l’intrigue que comme source d’information sur ce qui provient directement du cerveau de Kaufman. En l’occurrence : quand même pas mal de choses. Les "voyages temporels" (appelons-les comme ça) à l’intérieur de la maison des parents de Jake sont ainsi son invention – l’auteur d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind confirme là son amour pour les labyrinthes mémoriels à la Resnais, façon Providence ou L’Année dernière à Marienbad. Le cochon animé qui parle au concierge et l’accompagne vers la mort ? Ça aussi c’est du Kaufman. Mais l’apport majeur du réalisateur au matériau d’origine est sans doute tout ce qui concerne l’univers culturel des personnages. Les livres, la poésie, la peinture, les films, les chansons… Lucy, Jake et, donc, le concierge, sont totalement définis par les productions culturelles qui ont fléché leur existence. C’est pour ça que Lucy, quand elle parle d’Une Femme sous influence, récite mot pour mot le texte de la critique du film par Pauline Kael. Ou que Jake, quand il reçoit le Prix Nobel, refait le speech de Russel Crowe à la fin d’Un homme d’exception de Ron Howard (en VO : A Beautiful Mind, un titre éminemment kaufmanien). Le DVD d’Un homme d’exception et un recueil de Pauline Kael sont d’ailleurs visibles dans la chambre de Jake, que visite Lucy. Tout comme les autres livres, poèmes et auteurs cités par les personnages : le roman Ice, David Foster Wallace, Rotten Perfect Mouth de Eva H.D… Dans son délire, le concierge a donc remixé et régurgité plusieurs œuvres qui ont marqué sa vie. Celles-ci expriment aussi son complexe d’infériorité intellectuelle par-rapport à Lucy (sans doute la raison pour laquelle il n’a pas osé l’aborder lors de la soirée trivia). "Je regarde trop de films. Je remplis mon cerveau de faux-semblants", entend-on à un moment du film. L’expérience humaine tout entière, selon Kaufman, est conditionnée et déterminée par des récits, films, chansons, etc., écrits par d’autres, qui nous nourrissent autant qu’ils nous emprisonnent. Les premiers mots prononcés par Jake dans le film sont ainsi la citation d’une réplique phare de la pop culture ("Winter is coming !") et les derniers, les paroles d’une chanson de la comédie musicale Oklahoma ! Mais sa vérité à lui, où est-elle vraiment ?

Et donc, que vient faire Robert Zemeckis là-dedans ?

Parmi toutes les références et citations qui ponctuent Je veux juste en finir, la plus étonnante est sans doute la mention de Robert Zemeckis, crédité en tant que réalisateur de la comédie romantique super cheesy que regarde le concierge pendant sa pause déjeuner. Mais pourquoi diable Zemeckis ? On s’est gratté la tête pendant plusieurs heures en essayant de comprendre ce que Kaufman voulait dire par là. Etait-ce un clin d’œil aux voyages temporels de Retour vers le futur ? A la neige du Pôle Express ? A la solitude extrême du personnage de Seul au monde ? (Le temps qui passe, la solitude et des températures rigoureuses sont trois éléments centraux de Je veux juste en finir). En réalité, d’après Kaufman himself, cette référence est le fruit du hasard : il n’y avait aucun nom de réalisateur dans le script et c’est l’assistant réalisateur qui a choisi d’emprunter le carton "Directed by Robert Zemeckis" au générique de Contact. Ce qui a fait marrer Charlie Kaufman : "Je ne pense pas que Zemeckis ait jamais fait ou ferait un film comme ça, a expliqué le réalisateur à Indiewire. Ça ressemble plus à un film de Nancy Meyers. Le travail de Robert Zemeckis est en général plus high-concept, mais ce n’est pas non plus complètement impossible qu’il ait fait ce film, donc la blague marchait." Kaufman a ensuite demandé la permission à l’intéressé, qui a donné son accord et est remercié au générique de fin. Pour la petite histoire, rappelons que Zemeckis et Kaufman ont failli collaborer à l’adaptation du roman young adult Chaos Walking en 2012 (le film a finalement été réalisé par Doug Liman et est censé sortir l’année prochaine).

Post-scriptum
On conclura ces tentatives d’éclaircissement en citant un passage du roman de Iain Reid, un dialogue dit par Jake, pages 45-46 de l’édition Pocket : "C’est bien, cette part d’ignorance qui persiste… Qu’on ne puisse pas détenir toutes les réponses, tout expliquer. Comme l’espace. On n’est peut-être pas censé avoir toutes les réponses. Les questions, c’est bien. Mieux que les réponses. Si tu veux en savoir plus sur la vie, comment on fonctionne, comment on progresse, ce sont les questions qui comptent. La réflexion en est enrichie. A mon sens, les questions nous aident à nous sentir moins seuls, plus connectés. La connaissance n’est pas l’alpha et l’oméga. J’apprécie l’ignorance. C’est humain. C’est dans l’ordre des choses, comme l’espace. C’est insoluble, obscur, mais pas complètement." Comme Lucy citant Pauline Kael, on aurait pu copier-coller ce passage dans une critique de Je veux juste en finir.

Je veux juste en finir, de Charlie Kaufman, avec Jessie Buckley, Jesse Plemons… Sur Netflix.