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L’unanimisme prend toujours des airs de triomphe, c’est son défaut. Sa faculté à fédérer et à enivrer sur la base de l’entraînement, de l’unisson et de la conviction partagée fonctionne en trompe l’œil, sur le modèle du mouvement de foule qui emporte tout sur son passage, au risque d’écraser toute nuance. A Cannes en mai dernier, le film consensus, la fameuse « Palme du cœur », c’était lui, le troisième long-métrage d’un des plus grands « perdants » que le cinéma français ait connus, Robin Campillo (lire p.). L’heure de la revanche avait sonné, celle de la reconnaissance tardive mais tellement méritée. Alors l’ovation dura, grand standing. Les larmes coulèrent sur les joues d’un public transporté, avec juste ce qu’il fallait de dignité. Sur la qualité du film, tout le monde était d’accord. Mais la « Palme du cœur, » vraiment ? C’était oublier que le cœur de ce beau film ne bat pas à la vitesse normale. Cent-vingt pulsations minute, c’est beaucoup. Et même trop. Un signe d’excitation et d’adrénaline, mais aussi d’angoisse, de dérèglement et de dégénérescence, une fois qu’il est trop tard. Rien de bien triomphant là-dedans.
Grand écart impossible
120 BPM n’est pas un film de victoire mais un film de défaite. Il chronique l’engagement désespéré de jeunes Français séropositifs dans les années 90, un engagement condamné d’avance à s’éteindre dans un silence de cendres. S’éteindre, c’est le destin de toutes les flammes de jeunesse, certes. Mais pas en quelques mois à peine, et pas en pesant trente-cinq kilos au moment de la crémation. Pourtant, Campillo l’a dit et répété : il n’a pas envisagé ce film comme un requiem ou un hommage aux morts, en tout cas pas seulement, puisque certains de ses camarades ont survécu. Il l’a envisagé comme un retour sur lui-même et sur sa propre expérience, cet instant où les gens autour de lui brûlaient fort, parce qu’ils savaient qu’ils ne brûleraient pas longtemps.
Le film tente un grand écart presque impossible entre romanesque et documentation, entre reconstitution et rêverie, entre naturalisme choc et embrasements de stylisation. Il y a des scènes d’AG houleuses rythmées par des claquements de doigts, des happenings coups de poing filmés comme des séquences de braquage, des « die in » (foules allongées à même le sol, pour créer une image de mort massive) proches du cinéma fantastique et des scènes de boîtes de nuit où la jeunesse s’électrise, bien décidée à ne pas se coucher de sitôt. Il y a aussi une histoire d’amour, et un virage très contrôlé vers le film de maladie. Dans ces dernières séquences, la main se fait plus lourde, le discours plus apparent, mais impossible à esquiver. Si Campillo pouvait rester du côté des vivants et d’une certaine incandescence, c’est ce qu’il ferait. Le film serait plus simple à réussir. Mais presque par décence, il lui faut accepter la maigreur, l’hôpital, les lits médicalisés, les infections de la peau. Il lui faut risquer les larmes faciles, pour réussir celles qui le sont beaucoup moins.
Ici et maintenant
Alors il a cette idée superbe de faire discrètement intervenir la mère d’un des personnages principaux. Cette maman dont il a une photo accrochée au dessus de son lit (« qui est cette femme ? » lui demande son amant le premier soir) mais qu’aucun membre de la « famille » Act Up ne connaît, parce que cette famille-là est coupée de la vie normale et de l’intimité, qu’elle remplace par la vie militante et le groupe, la sphère privée de chaque membre restant pour le collectif un véritable angle mort. Ces gars-là ne se battaient pas les uns pour les autres. Ils ne se battaient pas pour des idéaux. Ils ne se battaient pas pour gagner. Ils se battaient ici et maintenant pour oublier le reste et sentir leur cœur cogner dans leur poitrine. Vite. Trop vite. Au moins deux fois trop. Quand on pousse dans le rouge, et que le sang gonfle les veines.