- Fluctuat
Capturing the Friedmans est beaucoup plus qu'un simple documentaire sur un fait divers tragique. La somme d'informations, d'images et de paroles qui le constitue, demande un investissement moral où chacun est mis face à lui-même. Dans cette dialectique où le vrai est fuyant, le film traque en vain une preuve par l'image et impose à nos convictions une totale refonte du jugement.
A l'origine du projet, Andrew Jarecki souhaite réaliser un petit documentaire sur les clowns animant les anniversaires de la haute société new-yorkaise. Très vite, il fait la connaissance de David Friedman, alias Silly Billy, le clown le plus populaire de la ville. Au fil des interviews, David laisse pointer des silences sur son passé. Jarecki s'intéresse à ces non-dits et découvre petit à petit la douleur enfouie derrière le masque de l'amuseur professionnel. David est le fils d'Arnold et le frère de Jesse Friedman (18 ans au moment des faits), tous deux condamnés pour de multiples abus sexuels sur mineurs. L'affaire éclata en 1987 à Great Neck, banlieue cossue et tranquille de Long Island. Arnold était alors un brillant enseignant en retraite. Aimé par toute la communauté, on ne voyait en lui qu'un père de famille sans histoire, un grand amateur d'informatique dont il donna des cours à domicile pendant plusieurs années aux enfants de la ville. Puis un soir de Thanksgiving, alors que la petite famille - Arnold, Elaine la mère, Jesse, David et Seth le frère cadet (qui n'a pas souhaité participer au film) - s'apprête à se réunir pour fêter ensemble l'évènement, la police fait une descente. Ils ont intercepté par la poste une revue pédophile envoyée par Arnold et viennent perquisitionner. Ce soir sonne le début de la longue descente aux enfers de la famille Friedman, derrière laquelle va se dessiner l'hydre d'une hystérie collective américaine.Des images entre le passé et le présent
Si Capturing the Friedmans ne trouve pas au regard de certains une ascèse suffisamment noble dans sa forme et son dispositif pour côtoyer un panthéon communément admis du cinéma documentaire (Wiseman, Lanzmann, Panh entre autres), il reste pourtant un objet majeur à considérer avec le plus grand intérêt. Ce qui fait toute la force du film de Jarecki ne tient pas uniquement à la confrontation des divers points de vue des acteurs liés à l'événement (police, victimes, amis, famille, avocats, journalistes), restituant (à) chacun sa propre vérité ; il tient surtout à la somme incroyable d'images que David a remis à Jarecki lorsque celui-ci s'est lancé dans le projet. Ces films, des vidéos de famille des Friedman d'abord, où se côtoient films super-8 et bandes vidéo au grain usé, restituent presque une image d'Épinal. Des vues d'un bonheur insouciant et confiant, le portrait banal mais heureux d'une famille soudée et de ces trois fils admirant leur père. C'est l'Amérique et une époque, cristallisées au gré de quelques fragments émouvants où l'image seule semble être la preuve irréfutable d'une innocence dont la visibilité ne dissimulerait aucune contre vérité. Puis il y a les autres films, les vidéos tournées après la soirée de Thanksgiving de 1987. C'est là que Capturing the Friedmans devient un objet rare et encore plus déroutant. Tourné par David et Jesse, qui n'ont jamais cessé de filmer jusqu'à l'emprisonnement de ce dernier, l'ensemble de ces images montre la famille Friedman au coeur du procès, de la bataille juridique. Conflits, disputes, moments de bonheur qu'on cherche à reconstituer ; désolidarisation d'Elaine, Arnold souvent muet, Jesse continuant à faire le pitre, David désespéré ; la caméra n'a pas cessé de tourner un impossible journal intime de famille. Entre le paradis perdu et le présent, un abîme, une douleur insondable.Cet ensemble, entre un présent qui se retourne sur le passé (témoignages après les événements) et un passé qu'on retourne vers le présent (fragments intégrés au sein d'un procédé discursif introduisant une continuelle présence mnésique des images), démontre toute la complexité du projet Capturing the Friedmans. Si Jarecki n'évite pas quelques travers sentimentalistes par l'utilisation d'une musique surlignant trop certains instants, ou si quelques analogies du montage paraissent trop pratiques (les plans volés des enfants dans la ville aujourd'hui), son oeuvre est d'une complexité fascinante. Capturing the Friedmans, dans sa recherche perpétuelle de vérité, ne cesse en effet d'être confronté au fait que la vérité n'est pas le vrai. Jarecki traque une image impossible, la trace d'un événement qui n'a pas d'images, pas de preuves (par ailleurs la police elle-même n'aura jamais de preuve concrète, tout s'est basé sur des témoignages que le film met admirablement à l'épreuve). Il poursuit un silence derrière un visage, celui d'Arnold Friedman (mort au moment du tournage), le grand absent du film, celui qui n'a presque pas de voix (on l'entend très peu durant les vidéos) et autour duquel tout, le film, l'événement, ce monde, ne cesse de tourner. Derrière ce mur insondable se cachent les fantasmes, la boîte de Pandore : l'ogre pédophile, le loup dans la bergerie Capturing the Friedmans, par sa somme d'images et d'allers-retours, montre combien l'événement s'est nourri de ce fantasme. Comment cette hystérie collective et médiatique a entraîné une chasse aux sorcières serrant à la gorge l'Amérique et ce qu'elle tient comme l'une des pires incarnations du Mal. Les messages effrayants sur le répondeur des Friedman, le témoignage délirant d'une des victimes (visiblement hypnotisée), celui convaincu de la police ou encore les rapports d'enquêtes sur leur manière d'arracher des confessions à des prétendus accusés ou victimes montrent sans cesse la spirale fantasmagorique dans laquelle les Friedman ont échoué. Sans autre preuve qu'une accélération médiatique obsessionnelle, la petite communauté de Great Neck s'est trouvée confrontée à ses propres chimères. Et c'est cette absence de preuve même, le manque d'image (vidéos, photos) qui n'a cessé de nourrir le fantasme collectif et la peur de ce qui remet totalement en question une société, ses valeurs et son équilibre.Traquer l'insaisissable
Dans cette trajectoire, cet implacable désir de vérité, de compréhension, par cet appétit d'image derrière lesquels on pourrait déceler enfin le vrai sous la surface, ce besoin de témoignages pour savoir enfin qui était Arnold Friedman, de quoi est vraiment coupable Jesse, les compléments de l'édition DVD par MK2 sont en parfaite corrélation. Plus que quelques scènes coupées, des témoignages annexes ou des retranscriptions de débats avec le public, le DVD apporte un réel complément d'enquête qui continue de traquer l'insaisissable. Au travers des débats, à New York ou Great Neck, la tension est palpable, la plupart des acteurs du drame sont présents (famille, policiers, avocat, procureur, juge) les vérités ne cessent d'être discutées, on saisit combien même plus de dix ans après le drame les plaies sont encore à vifs. Pour donner encore quelques traces fugitives du passé, trois films de familles inédits semblent dessiner un peu plus le portrait inachevé et brisé des Friedman. Puis, afin de poursuivre toujours la même chimère, quatre approches thématiques autour de « l'affaire » permettent quelques éclaircissements de la plus haute importance. On trouve entre autres les dernières confessions d'Arnold en prison (capital et toujours insaisissable), le témoignage d'un suspect accusé de complicité avec Jesse, poussé par la police à d'ignobles faux témoignages, ou enfin l'intégralité d'un entretien avec le principal témoin de l'accusation qui se lance dans une effroyable description des improbables sévices qu'Arnold et Jesse auraient perpétré sur les enfants. Cette dernière partie provoque immanquablement un malaise. Véritable délire pornographique, ce témoignage dévoile comment entre auto-persuasion et manipulation des souvenirs ce type d'affaire représente une pente glissante et dangereuse (on pense inévitablement à l'affaire d'Outreau). Enfin, un portrait individuel de chacun des Friedman réalisé après le tournage du film, intitulé « La famille », complète avec précision et ampleur le documentaire. Cette partie permet de retrouver notamment Jesse, installé à New York, qui continue à défendre son innocence juridiquement. C'est aussi l'occasion de découvrir le point de départ du film, le documentaire sur les clowns new-yorkais que Jarecki a utilisé pour le portrait de David, un film dans le film. Et enfin de mieux approfondir la vie d'Elaine et surtout d'Arnold, au travers de quelques commentaires et aveux sur une sexualité visiblement problématique dans leur couple (le film est là sans pudeur), ainsi que d'autres images de famille, de leur couple particulièrement.Encore une fois, ces images en super 8, ces moments de joie et d'apparente complicité entre Elaine et Arnold encore jeunes, imposent si facilement leur nostalgie vibratoire qu'elles démontent tous les préjugés quant à la nature d'Arnold. L'immédiate émotion esthétique rendue par la pellicule nous fait partager un sentiment contradictoire. Ces images nous mettent devant leur absolue impossibilité à être le réel que l'on voudrait voir. Le montage de ces films par Jarecki semble vouloir interroger, inlassablement, « qui est cet homme, qui se cache derrière ce sourire jovial, ce bon père de famille inoffensif, derrière cette image idéale d'une famille américaine sans histoire ? ». Il y a une certaine perversité à jouer des contraires, à agiter derrière ces images une introuvable preuve qui témoignerait, qui validerait et rendrait coupable sans le moindre doute Arnold Friedman. Et c'est là qu'est en réalité la plus grande subtilité de Capturing the Friedmans. Il ne s'agit pas de perversité, d'aller montrer du vrai avec du faux ou l'inverse, de faire passer le réel de l'image pour une preuve possible. Il s'agit de montrer comment la première manipulation naît de nos propres fantasmes. Nous sommes les coupables à chercher dans l'image la preuve du Mal, et tout le film de prouver que cette preuve est inaccessible, qu'elle est le secret d'un homme. Capturing the Friedmans montre clairement l'engrenage vicieux d'une société et sa justice, aura su convaincre de la très probable innocence de Jesse, mais n'aura jamais pu capturer Arnold, mort à tout jamais avec sa vérité.Capturing The Friedmans
Un film de Andrew Jarecki
Etats-Unis, 2003
DvD 1 : Le film - Format vidéo : 16/9 compatible 4/3 -1.77 - V.O Stéréo - Sous-titres : Français - Durée : 1h47.
DvD 2 : les compléments - Format vidéo : 4/3 - V.O sous-titrée français.
MK2 Editions, sortie le 26 janvier 2005[Illustration : Capturing the Friedmans. Photo © Haut et Court]
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Capturing The Friedmans