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Laurent le Crabe

Après le documentaire Braguino et l'Opéra Les Indes Galantes, le réalisateur de Ni le ciel ni la terre revient à la fiction avec un film fort.

Loin des montagnes d'Afghanistan (Ni le ciel ni la terre) ou de la taïga sibérienne (Braguino), le surdoué Clément Cogitore a décidé de porter son regard aiguisé sur un quartier populaire et interlope du Nord de Paris. Le réalisateur nous dévoile les coulisses du film et sa rencontre décisive avec Karim Leklou, le "héros" de Goutte d'or, une nouvelle fois bluffant en voyant sans scrupule qui exploite le désarroi des crédules.

Goutte d'or : un film impressionnant de bout en bout [critique]

Première : Goutte d’or suit un voyant qui raconte des histoires aux gens pour leur soutirer de l’argent. Vous vous êtes identifié à lui en tant que réalisateur et scénariste ? Le mensonge est-il inhérent au récit ?

Clément Cogitore : C’est une métaphore de pas mal de choses, notamment pour moi, et pour les conteurs d’histoire en général. Ramsès, c’est un storyteller à sa manière. C’est un escroc, c’est un menteur, il manipule du réel, de la croyance, c’est un dramaturge quoi. Et comme nous tous, par moment il est touché par quelque chose qui surgit et qui n’appartient pas à son narratif, son petit théâtre. Ce n’est pas lui qui l’écrit et ça lui tombe dessus. C’est à la fois une grâce et une malédiction et c’est quelque chose qui va donner du sens à son métier.

Karim Leklou semble tellement évident dans le rôle de Ramsès. A quel moment l’avez-vous choisi ?

Je pense que la totalité du cinéma français savait que c’était un bon acteur. Mais là on est en train de se rendre compte que ce n’est pas un bon acteur, mais un grand acteur, un acteur exceptionnel. Je ne voulais écrire le film pour personne, j’aime aussi l’idée de pouvoir découvrir quelqu’un, sauf que dans la génération des acteurs qui ont la trentaine, tout le monde a déjà été découvert. Et on s’est aussi rendus compte avec Tatiana Vialle, ma directrice de casting, que c’était un rôle complexe qui demandait du métier. Un jour elle m’a juste envoyé un vidéo de Karim disant un texte du film, sans l’accompagner de son avis, ce qu’elle fait toujours d’habitude. Ça été une évidence qu’il serait Ramsès, et il m’a aussi aidé à peaufiner l’écriture du personnage, qui n’était pas encore finie. On a réécrit tous les deux la manière qu’il a de traverser le film, qui il est, comment il se comporte… On a eu la chance de pas mal répéter et ça permis de construire le personnage ensemble.

Il fallait un acteur comme Karim Leklou, qu’on a envie d’adorer, pour incarner l’évolution de ce personnage, au départ plutôt détestable.

Le personnage était plus dur, moins empathique au départ, le problème c’est qu’on le jugeait trop alors que j’avais envie qu’il soit difficile à juger. Et grâce à Karim on a pu changer ça. Il a la bonté au fond des yeux, on peut être très vite être en confiance avec lui. Dans la vie aussi, il est très généreux, plein humanité, c’est quelqu’un d’entier mais qui n’a pas un égo compliqué d’acteur. Il a ça en lui et ça en faisait un escroc ou un manipulateur d’autant plus intéressant. Ramsès, c’est un gars bien mais qui a pris un chemin bizarre. Ce qu’il fait est très contradictoire. On a envie de le condamner et en même temps on se demande si ce n’est pas une forme de poésie, d’accompagnement thérapeutique, ce qu’il est en train de faire.

Goutte d'or
Diaphana

La transformation de Ramsès passe aussi par sa rencontre avec les enfants des rues, qui viennent dynamiter le film. Or, je crois savoir qu’ils n’étaient pas dans le scénario au départ ?

C’est là où il y a une dimension documentaire dans le film. En fait, il y a eu des bandes de jeunes de Tanger qui ont atterri dans le square de la Goutte d’or en 2016, au moment où je commençais à écrire le scénario. Je les ai inclus très tôt, le personnage de Ramsès avait besoin d’un antagonisme, un phénomène, quelque chose qui puisse le mettre en crise, le dérégler, le sortir de son système.

Comment fait-on pour caster et diriger des gamins de ce profil ? Ce ne sont pas des acteurs professionnels ?

Non. C’est l'autre directeur de casting du film, Mohammed Belhamar, qui a trouvé les enfants. Je pensais que ça allait être un gros chantier. J’avais en tête l’exemple d’un film que j’aime beaucoup, Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin, et je sais qu’il a passé un an en casting. Je redoutais un peu ça, mais grâce à Mohammed ça nous a pris seulement 2 ou 3 mois. J’ai adoré travailler avec eux. Ils ont chacun des biographies très différentes et ce sont vraiment de super acteurs, si je vous montrais des photos d’eux on dirait des premiers de la classe.

On leur a donné de la liberté sur les dialogues, mais c’était quand même bien cadré. Pour des scènes de groupe avec des acteurs de ce type, j’aime bien tourner à deux caméras. C’est très compliqué de faire sept prises sur untel, puis sept prises sur untel, que chacun attende son tour. Avoir deux caméras permet de donner de la vie. Je parle aux cadreurs pour leur dire sur qui ils vont pêcher, mais sans que les acteurs le sachent, pour qu’ils soient bons tous le temps. Comme ça les prises rentrent beaucoup plus vite.

Pourquoi avoir choisi de raconter une histoire dans le XVIIIe arrondissement, où vous avez vécu ? On est loin du dépaysement de Ni le ciel ni la Terre (L’Afghanistan) ou Braguino (la Taïga sibérienne) ?

Je suis attiré par les espaces naturels, et j’aime bien faire des détours pour parler de choses proches de moi en allant les chercher dans des endroits qui me sont a priori éloignés. Là, j’avais envie de confronter mon imaginaire à la ville, un quartier que je connais bien, ou en tout cas que je croyais bien connaitre. J’ai vécu dans le quartier et aujourd’hui encore, j’habite à moitié à Berlin mais quand je suis sur Paris je ne suis pas très loin. Pendant le tournage, j’ai découvert la joie d’arriver sur un plateau en vélo ou à pied, pas comme dans Braguino où je devais prendre un hélicoptère pour retrouver mes personnages (rires).

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Diaphana

Que vouliez-vous raconter à travers ce lieu interlope ?

Dans le film, le quartier agit un peu comme une fausse piste. Au début on croit assister à une sorte d’enquête sociologique, mais en fait l’idée c’est de saisir l’énergie d’un ici et maintenant qui, probablement, ne sera plus du tout le même dans quelques années. Je sais que je filme des lieux qui dans 5 à 10 ans n’auront plus rien à voir avec ça. On se branche sur ce temps, sur cette énergie là et on essaie d’en saisir quelque chose tout en croisant la trajectoire du personnage que j’ai envie de raconter. Il y a des choses qui sont très documentés et documentaires, très précises, notamment la partie qui concerne les enfants, et d’autres qui sortent totalement de mon imagination, comme la scène où Ramsès donne un spectacle de voyance. Le scénario est né de ce croisement-là.

Quels films ont pu vous inspirer pour Goutte d’or ? On a un peu pensé à Uncut Gems des frères Safdie…

C’est drôle parce que je n’ai pas aimé Uncut Gems, je l’ai trouvé trop imperméable, je n’ai pas réussi à trouver ma place dedans. Par contre j’ai adoré Good Time et c’était une de nos références avec mon producteur, Jean-Christophe Reymond, dans le genre film urbain où on suit un personnage qui fuit sur un temps assez court. Mais c’est un vrai thriller, ce qui n’est pas le cas de Goutte d’or, même si le film joue un peu avec les codes du polar, comme ceux du film social ou de l’enquête sociologique. D’autres films m’ont inspiré, comme les premiers Pasolini, Accatone et Mamma Roma, qui ont saisi des quartiers populaires de Rome qui ont disparu, où l’on ne parlait même pas italien mais en dialecte romain. Il y a cette idée de sauvegarde que je trouve très intéressante.

Vous avez présenté le film à Cannes il y a presque un an, vous devez déjà travailler sur un nouveau projet ? Ce sera du cinéma ?

J'ai envie de mettre en scène un autre Opéra. Mais oui, j'écris un nouveau film depuis un petit moment. Le monde du cinéma est tellement imprévisible, je ne préfère pas en dire plus. Je sais que mon rythme peut paraitre un peu lent. Pour remplir 1h40 de cinéma, embarquer tout le monde dans un projet et avoir le niveau de densité et d’expérience que je cherche, il me faut 4 ans ! Je ne sais pas comment font les réalisateurs ou les réalisatrices qui font un film par an…

Goutte d'or, de Clément Cogitore. Avec Karim Leklou, Jawad Outouia, Elyes Dkhissi... Durée 1h38. Sortie le 1er mars 2023