Après Precious et Paper Boy, que vaut le nouveau film de Lee Daniels ?
La scène d’ouverture est scotchante. Un jeune propriétaire terrien viole une de ses esclaves noires avant d’abattre le mari qui faisait mine de protester… Le type n’est pas fou. Un peu énervé qu’une esclave lui ait résisté, mécontent qu’un noir puisse penser lui faire une réflexion. Mais très sûr de son (bon) droit… La déclaration d’intention est nette, précise, sans bavure. D’une épouvantable puissance d'arrêt. Elle dit clairement que Lee Daniels n’est pas là pour s’amuser et pour distraire les foules. On le sait depuis son premier film, Precious : Lee Daniels n’est pas un cinéaste de l’understatement. Et, dans le genre, l’ouverture de son Majordome laisse un sale goût dans la bouche, pointant du doigt dès les premières minutes une Amérique raciste, où les blancs peuvent faire ce qu’ils veulent puisque, après tout, comme le dit le père du héros, « ce pays ne nous appartient pas, on ne fait qu’y travailler ». Mais bizarrement, Daniels enchaîne cette séquence coup de poing avec le cadre policé de la Maison Blanche. C’est le début de l’histoire de Cecil Gaines, jeune noir du sud des US qui va devenir le majordome de la Maison Blanche et servir pendant plus de 30 ans les présidents des Etats-Unis. Un employé modèle qui n’a qu’un problème : son fils s’embarque progressivement dans la lutte radicale pour l’émancipation des noirs. Et pendant que le père fait le serviteur, le fils se révolte...
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Lee s’endort ?
Pour raconter cette vie exemplaire, Daniels va nous épargner tous ses débordements habituels. Sa vulgarité décomplexée et sa putasserie racoleuse qui feraient passer n’importe quel film de John Waters pour du Alain Cavalier ? Au vestiaire. Son sens de la provoc tabloïd ? Envolé - oubliez ce qu’il faisait subir à la Kidman dans Paperboy, on devine à peine le viol de Mariah Carey. Contrairement à ses deux précédents films (Precious et Paperboy), Le Majordome n’est pas un mélo outrancier et crapoteux, mais une fresque vintage, un conte social automnal qui brosse les années de lutte pour les droits civiques d’une manière imposante, catégorie Oscars. Une reconstitution historique avec des stars dans tous les plans (et dans tous les costumes de présidents, de Robin Williams à Alan Rickman) et une animatrice de talk show adorée dans le rôle principal ; un film qui a fait pleurer Obama et remporte un succès inouï aux States…
Quelque chose ne tourne pas rond ? Vous ne croyez pas si bien dire.
Nous voilà donc dans cette étrange configuration. Un cinéaste trash, capable des pires excès, qui a su jouer les grands thèmes (le racisme, l’homophobie, la révolte sociale) en se torchant avec la bienséance et en faisant du cinéma radical, arrive au point où son ambition l’emmène sur le terrain piégeux de la fresque HBO ultra classique. Il aurait dû refuser - et dans le dossier de presse US, Daniels explique même que « c’est dur de faire un film PG13 quand tu t’appelles Lee Daniels » - mais il fonce. Le résultat est impressionnant, émouvant, parfois too much, souvent miraculeux - comme dans cette scène de montage où le père sert à dîner à la Maison Blanche pendant que le fils participe au sit-in de Woolworth. Pourtant certains critiques français et américains pointent son académisme, et "regrettent" sa provoc habituelle, comme si la rhétorique et la dialectique avaient remplacé la force originelle du cinéaste, sa spontanéité brute.
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Cheval de troie
En réalité, l’idée géniale de Lee Daniels est d’avoir investi le film de studio pour le subvertir. Transformer la fresque historique en cheval de Troie. Sympa, Daniels nous prévient même de son coup de bluff. Dans une scène du début, Maynard, le mentor de Cecil, lui explique qu’un majordome noir a forcément deux faces : celle qu’il montre aux blancs et celle qu’il a en privé. Ce caractère bifrons, c’est l’arc du film - l’angle du portrait qui montre Cecil Gaines invisible et docile face aux présidents des Etats-Unis et déchiré, torturé, dans son intimité familiale. Mais c’est surtout la logique de Daniels qui prend un malin plaisir à respecter tous les codes de l’épopée historique bien calibrée pour mieux faire passer son message. Avec une violence parfois hallucinante. On pense souvent à Forrest Gump (le viol de la mère au début, le Zelig de l’histoire américaine) ou à La Couleur Pourpre (Oprah Winfrey, of course), mais le regard de Daniels est toujours très énervé, frontal et sans concession, comme s’il voulait reprendre l’histoire des Blacks pour la laver de la vision blanche ; pour se la réapproprier.
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Au nom du père
C’est comme ça qu’il faut comprendre cette scène où Martin Luther King explique à Louis, le fils de Cecil, que le serviteur noir est finalement l’agent le plus subversif de l’intégration des noirs dans la société américaine. Sa présence constante auprès des blancs et son exemplarité étant finalement plus déstabilisant que n’importe quelle action plus violente. Belle métaphore de ce que fait Daniels avec ce film : rentrer dans les clous pour mieux asséner ses idées. Et ce n’est pas un hasard si son Majordome est moins le biopic attendu d’un employé exemplaire, qu’une fable qui tisse la relation père/fils conflictuelle. Alors que le père a choisi de travailler pour le gouvernement, et accepte sa condition (croit-on) docilement, le fils navigue dans tous les courants de la révolte black (mouvements anti-ségrégationnistes, NAACP, Black Panthers…). Cette relation impossible entre le père et le fils est la plus belle idée du film, incarnation de tous les courants, toutes les hésitations, tous les conflits de la lutte pour les droits civiques. Le déchirement familial comme métaphore d’une communauté qui explose à force d’être exploitée (dans tous les sens du terme) ? Peut-être, mais à la fin, Cecil et Louis, père et fils, veulent une seule et même chose : que leur pays les reconnaissent comme citoyens et comme êtres humains. On est loin du Django pop et cool de Tarantino ; loin du Lincoln théorique de Spielberg. Daniels joue les codes de l’entertainment, du drame historique, pour imposer finalement une vision plus « noire » de l’histoire américaine. Plus énervée. Plus juste ?
Gaël Golhen
Le Majordome sortira en France le 11 septembre. Bande-annonce :
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