Rencontre avec le réalisateur américain, célébré à la Cinémathèque française jusqu’au 15 mars.
Philip Kaufman est l’invité d’honneur de Toute la mémoire du monde, festival international du film restauré, qui propose une programmation pléthorique de classiques et de raretés, à voir à la Cinémathèque française et dans plusieurs salles parisiennes. L’auteur de l’un des plus sublimes films américains des années 80, L’Etoffe des héros, a quitté son fief de San Francisco pour venir donner une masterclass (dimanche 8 mars à 14h, accompagnée d’une projection de son film culte Les Seigneurs) et présenter quelques séances spéciales, dont une nuit Body Snatchers (le samedi 7 mars). Ce compagnon de route du Nouvel Hollywood, amoureux des écrivains (il a adapté Tom Wolfe, Milan Kundera, Anaïs Nin…), qui a pour titre de gloire de s’être fait virer du tournage de Josey Wales hors-la-loi (Clint Eastwood a préféré réaliser le film à sa place) et a collaboré au script des Aventuriers de l’Arche perdue (l’idée de l’Arche d’alliance, c’est lui !) revisite au pas de charge quelques titres majeurs de sa filmo.
La Légende de Jesse James (The Great Northfield Minnesota Raid, 1972)
Début des années 70, en pleine vague du western "révisionniste", Philip Kaufman livrait sa propre version de l’histoire de Jesse James, incarné par un Robert Duvall déchaîné.
"A l’époque, Jesse James était un héros. Pas seulement un héros de cinéma, mais aussi un héros politique pour les gens de gauche. Or, mes recherches m’avaient conduit à penser que c’était tout l’inverse : un fou furieux de droite, qui soutenait la cause sudiste. Presque un ancêtre de Trump ! Robert Duvall est génial dans le rôle. Alors que je venais à peine de terminer le montage, Lew Wasserman, le patron d’Universal, a décidé de projeter le film en avant-première à Phoenix, Arizona. Dans la limousine qui nous emmenait à la projection, Wasserman, qui était à l’époque l’homme le plus puissant d’Hollywood, me tapotait la cuisse, très content de lui, en disant : "Je veux que tous les Américains voient ce film." J’ai eu un mauvais pressentiment quand on est passé devant le Goldwater’s department store et que j’ai réalisé qu’on était dans le fief de Barry Goldwater (sénateur de l’Arizona et idole des conservateurs). La manière dont Jesse James est dépeint dans la première scène est vraiment provocatrice. Un bébé s’est mis à hurler dans la salle et, à partir de là, ça a été un désastre… Le public a détesté, les gens étaient vraiment en colère. Au retour, dans la limousine, Lew Wasserman ne me tapotait plus du tout la cuisse ! (Rires) Il s’est contenté de dire : « Débarrasse-toi de cette musique de merde. » Il se trouve que la bande originale n’était pas prête et que j’avais utilisé comme musique provisoire un album de Bob Dylan, Nashville Skyline… A mes oreilles, c’était somptueux, mais il faut croire que Lew Wasserman n’était pas fan de Dylan…"
L’Invasion des profanateurs (Invasion of the Body Snatchers, 1978)
Premier remake du classique SF de Don Siegel, avant celui d’Abel Ferrara en 1993.
"A mes yeux, ce n’est pas un remake, plutôt une réinterprétation, un peu comme quand Milan Kundera réécrit Jacques le fataliste, ou qu’on propose une nouvelle mise en scène de Hamlet. Don Siegel était un ami, j’adore l’original, mais je ne voulais pas faire un film qui se passe dans une petite ville, au contraire : je voulais que ce soit très urbain, très contemporain. J’ai déplacé l’action à San Francisco, dans un milieu social proche du mien. Le personnage de Donald Sutherland, dans le film, ça pourrait presque être moi. Don Siegel et Kevin McCarthy (l’acteur du film originel) font des apparitions. A la fin de l’original, on voit Kevin McCarthy courir en hurlant "Ils arrivent ! Ils arrivent !" et on pourrait très bien imaginer qu’il a continué à courir, à alerter le monde sur les body snatchers et, hop, vingt ans après, il ressurgit dans mon film !"
Les Seigneurs (The Wanderers, 1979)
Guerre des gangs dans le Bronx au début des années soixante, à mi-chemin d’American Graffiti et des Warriors de Walter Hill.
"Mon fils avait beaucoup aimé le livre de Richard Price, il avait 13 ans à l’époque et m’a demandé de l’adapter. On a écrit le script avec ma femme Rose, c’était vraiment une affaire de famille. Mais le film a été démoli par les critiques, et il a beaucoup souffert de la concurrence de deux autres films de guerres des gangs qui sont sortis exactement en même temps, Boulevard Nights et The Warriors (Les Guerriers de la nuit), de Walter Hill. La réputation du film a grandi au fil du temps. Un jour, je suis allé à Telluride avec mon ami Jean-Claude Carrière, où une projection était organisée. Et on a soudain vu débarquer cette foule portant des blousons Wanderers, une quarantaine de personnes qui vouaient un culte au film, connaissaient toutes les répliques par cœur… Rose et moi, ils nous appelaient "maman" et "papa". Je les ai souvent revus par la suite et j’aime me dire qu’il existe une tribu d’adorateurs des Seigneurs, perchée là-haut dans les montagnes du Colorado."
L’Etoffe des héros (The Right Stuff, 1983)
D’après un best-seller de Tom Wolfe, le chef-d’œuvre de Kaufman, qui propulsait les ambitions lyriques des francs-tireurs seventies au cœur des années 80.
"J’ai coutume de dire que c’est le film sans intrigue le plus long jamais tourné. Il n’y a pas de meurtre, pas de grande histoire d’amour, c’est juste une chronique, presque un documentaire… Il n’y a pas de héros. Le héros, c’est cette qualité : the right stuff (le titre original du film), cet esprit américain qui était auparavant personnifié par John Wayne et Gary Cooper et qui a été prolongé par le programme spatial. Une forme de courage que Hemingway appelait "grace under pressure". Les critiques ont été dithyrambiques, mais le film a été mal distribué. Plutôt que de le sortir à Noël sur 3000 copies, massivement, comme Le Parrain ou Les Dents de la mer, ils l’ont sorti en octobre, dans huit salles, façon "roadshow", ces projections événementielles à l’ancienne, genre L’Arbre de vie. Ce n'était pas une bonne idée. La boîte qui produisait le film, The Ladd Company, a ensuite amputé le film d’une heure pour sa sortie en Italie, en enlevant tout l’humour, tout le lyrisme… Ce sont les mêmes qui plus tard ont mutilé Il était une fois en Amérique. Ça a détruit Sergio Leone, qui est mort peu de temps après. J’ai eu plus de chance, je suis toujours là !"
Rétrospective Philip Kaufman et festival Toute la mémoire du monde, à la Cinémathèque française.
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