Toutes les critiques de Un Parfait inconnu

Les critiques de Première

  1. Première
    par Frédéric Foubert

    « Un parfait inconnu » : extrait des paroles de l’un des morceaux les plus emblématiques de Bob Dylan (Like A Rolling Stone), le titre de cette évocation filmique des années new-yorkaises sixties du chanteur tient lieu de feuille de route au scénario – c’est bien en parfait inconnu que débarque, un beau jour de 1961, dans le petit cercle bohême des amateurs de folk music, ce gamin venu du Minnesota, avec sa guitare sur le dos pour seul bagage. Et c’est encore ainsi qu’il quittera le film, quatre ans (2h20 de métrage) plus tard : le troubadour devenu superstar restera un mystère, une question ambulante, «  a complete unknown ». Dylan lui-même le dit dans le film, sous les traits de son (fabuleux) interprète Timothée Chalamet : les souvenirs d’enfance, d’où l’on vient, ce qu’on prétend être son identité, tout ça, c’est des conneries. Alors le jeune Robert Zimmerman peut se rebaptiser Bob Dylan si ça lui chante, s’inventer un passé d’artiste de cirque itinérant, et avoir une tête différente sur ses photos de jeunesse…

    Très au fait des redoutables clichés qui menacent le biopic, le réalisateur James Mangold a bien pris garde de ne pas aborder son sujet sous l’angle des scènes fondatrices et des explications psychanalytiques clés en main. Mais ne pas s’attendre pour autant à un anti-biopic : le portrait chinois arty dylanien a déjà été fait (par Todd Haynes, dans I’m not there) et le solide artisan qu’est Mangold n’est pas là pour frimer : son film délivrera les plaisirs qu’on attend de ce genre ultra codifié, mais selon des modalités un peu différentes de, disons, Walk The Line – pour citer l’un des mètres étalons du genre, déjà réalisé par ses soins. Reconstituant fastueusement le New York du début des sixties, ainsi que les concerts du festival de Newport, théâtre en 1965 de la mue du barde acoustique en rocker électrique (au grand dam des puristes folk), Un Parfait Inconnu est un délice de production hollywoodienne néo-classique (ce que l’on attendait du réalisateur de Le Mans ’66), avec patine vintage ciselée, léger fumet westernien (ce que l’on attendait du réalisateur de Copland), format Scope qui électrise d’emblée (le champ-contrechamp sur le visage de Chalamet/Dylan et la skyline de New York à l’horizon), casting scotchant (Edward Norton, Elle Fanning, Monica Barbaro, tous renversants), et B.O. best-of pléthorique, impeccablement chantée par Chalamet.

    Minutieux, pédago, Mangold mélange les anecdotes et privilégie les raccourcis historiques (les geeks dylanophiles tiqueront par endroits) pour raconter, pas tant Dylan lui-même, que l’effet que produit sa musique sur ceux qui l’écoutent et croisent sa route. Le film se déploie au gré de scènes où l’artiste dévoile ses nouvelles compositions : d’abord à son idole Woody Guthrie, qui l’adoube, puis à la chanteuse Joan Baez, qui succombe, plus tard à la foule de Newport, qui exulte en entendant pour la toute première fois « The Times They Are A-Changin’ »… A chaque fois, leurs réactions poussent Dylan dans une autre direction, une autre dimension. C’est donc autant un portrait que Mangold brosse que le tableau d’un monde, d’une communauté – communauté si peuplée qu’on n’y compte pas moins de deux figures paternelles (Woody Guthrie et Pete Seeger) et deux amoureuses (la brune Baez et la blonde Sylvie Russo). Au milieu de ces silhouettes parfaitement dessinées, Chalamet est génialement insaisissable, lointain, changeant, fuyant, presque flou (comme son modèle le sera en 66 sur la pochette de Blonde on Blonde), physiquement raccord avec l’idée qu’on ne peut pas entièrement « capturer » Dylan, qu’on ne peut pas mettre son génie en bouteille. Contrairement aux festivaliers de Newport 65, peu de chances que vous le huiez quand défilera le générique de fin.