Le Cercle des neiges raconte l’épopée des survivants d’un crash d’avion dans les Andes et signe le retour du cinéaste à ses obsessions viscérales, métaphysiques et spirituelles.
L’Orphelinat, The Impossible et Quelques minutes après minuit… En trois films sidérants, Juan Antonio Bayona s’était imposé comme l’héritier espagnol de Steven Spielberg. Un super auteur croyant dur comme fer en la capacité du cinéma à émerveiller brutalement et à mélanger deuil, aventure et fantasmagorie. Il s’était ensuite glissé aux commandes de Jurassic World : Fallen Kingdom, cinquième épisode de la saga Jurassic Park. Pas totalement convaincant, le film avait cependant réinfusé des moments de pure magie viscérale dans un divertissement très calibré. Après avoir signé les deux premiers épisodes du Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir, on pensait que le petit génie ibère avait définitivement fait une croix sur sa carrière d’auteur.
Jusqu’à ce que l’on découvre Le Cercle des neiges. Tiré du livre de Pablo Vierci, le film raconte l’histoire des 45 personnes qui, le 13 octobre 1972, embarquèrent sur un vol reliant Montevideo au Chili et s’écrasèrent au beau milieu des Andes. Bayona dépeint l’aventure humaine autant que l’épopée de la survie (soixante-douze jours), la façon dont se révèlent les tempéraments au fil des épreuves, la fraternité et la manière dont toutes les règles de la société explosent pour créer un nouveau cercle. Progressivement va se détacher du groupe la personnalité de Numa, qui devient un héros malgré lui… Il était plus que temps de faire le point avec Juan Antonio Bayona.
Que vaut Le Cercle des neiges sur Netflix ? [critique]Pourquoi êtes-vous revenu en Espagne pour tourner Le Cercle des neiges ?
Mes trois premiers films, L’orphelinat, The Impossible, et Quelques minutes après minuit étaient tous des productions espagnoles. C’est de là que je viens. Tourner aux États-Unis n’a jamais été une obsession. J’avais entendu tellement d’histoires sur des réalisateurs européens partis travailler là-bas qui s’étaient mal terminées… Si j’ai dit oui à Hollywood, c’était pour Spielberg. Et j’ai eu raison : le succès de Fallen Kingdom m’a permis de financer Le Cercle des neiges que je cherchais à réaliser depuis dix ans.
Mais pas au cinéma.
Pour les productions en langue espagnole, les studios fixent une limite budgétaire. Et tel que je le voyais, Le Cercle des neiges ne rentrait pas dans les clous. Je devais le tourner en espagnol, avec des acteurs locaux, dans les décors réels… La seule possibilité de le faire comme je l’entendais, c’était de passer sous pavillon Netflix.
Vous avez construit une œuvre d’auteur indépendant très cohérente. Pourquoi, à un moment, avez-vous ressenti le besoin de travailler pour d’énormes franchises comme Jurassic Park ou Le Seigneur des anneaux ?
On m’avait proposé Jurassic World avant d’entamer la production de Quelques minutes avant minuit. Et j’avais refusé. Mais je rêvais de travailler pour Spielberg. Il a eu beaucoup d’influence sur mon cinéma. Quand il est revenu vers moi après Quelques minutes…, je ne pouvais pas lui dire non une deuxième fois. Ce fut une expérience formidable. Très différente de ce que j’avais fait jusque-là, puisque je devais m’insérer dans une franchise. Et il était hors de question de la prendre en otage, il fallait au contraire être au service du film et de la saga.
Les échecs commerciaux de The Impossible et Quelques minutes… ont-ils été déterminants dans le fait d’accepter de tourner aux États-Unis ?
Des échecs ? Mais The Impossible fut un immense succès : le film a rapporté près de 200 millions de dollars. Par contre, il n’a quasiment rien fait aux États-Unis. C’est d’ailleurs un paradoxe intéressant : quand un film ne marche pas sur le marché américain, on pense que c’est un flop. Pour Quelques minutes après minuit ce fut même pire. Ce fut un énorme carton, mais uniquement en Espagne. J’ai découvert à cette occasion qu’un film pouvait être en même temps un triomphe au box-office et un échec total. Cela dit, je pensais que la carrière de Quelques minutes… serait difficile. C’était un pari risqué : un film dont le héros est un enfant, mais qui s’adresse aux adultes ? Compliqué. C’est pour ça que j’ai accepté la proposition de Spielberg avant sa sortie en salle, je ne savais pas de quoi serait fait l’avenir.
Le Cercle des Neiges : l'un des survivants donne son avis sur le film NetflixVenant du cinéma d’auteur, qu’avez-vous ressenti en vous insérant dans un cinéma plus formaté ?
Je n’ai jamais fait de distinctions entres les films. Enfant, j’ai découvert le cinéma à la télé. J’avais 7 ou 8 ans et je voyais un soir une série B, le lendemain un Welles ou un Hitchcock, quelques jours après un Kurosawa ou un Kubrick…. Il n’y avait pas d’étiquette, pas de hiérarchie. Je dévorais tout avec avidité. J’ai fait des films indépendants, mais j’aime viscéralement le blockbuster américain. Jurassic World et Les Anneaux de pouvoir m’ont permis de travailler avec les meilleurs outils et les meilleures équipes du monde. Évidemment, sur ces grosses franchises, il y a moins d’espace où inclure ses obsessions, ses idées, mais j’ai appris énormément.
Quand on voit Le Cercle des neiges on se dit que le film a été conçu en réaction à ces deux expériences hollywoodiennes….
En tout cas, je l’ai tourné en choisissant d’être le plus libre possible. J’ai laissé les acteurs improviser, j’étais ouvert à toutes les explorations possibles. Mais cette soif de liberté, cette recherche constante, était sans doute une réaction à Jurassic World et aux Anneaux de pouvoir qui avaient été des productions extrêmement contraignantes et très verrouillées.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire de catastrophe ? The Impossible ne vous avait pas suffi ?
J’ai lu le livre de Pablo Vierci pendant que je travaillais sur le scénario de The Impossible. Comme tous les Espagnols, je connaissais cette histoire, mais dans son livre, Vierci lui donnait une autre dimension. Une épaisseur philosophique, spirituelle et humaine sidérante. J’ai été très ému par son récit qui m’a beaucoup inspiré pour The Impossible. Certains moments m’obsédaient, notamment tous les passages où les survivants parlent aux morts. Pour autant, je ne vois pas cela comme des histoires terribles et tragiques ; pour moi ce sont des récits lumineux. Pour vivre, il faut parfois affronter la mort. The Impossible, Quelques minutes… et Le Cercle des neiges regardent des personnages grandir et racontent le douloureux voyage d’un héros passant de l’enfance à la maturité.
Une catastrophe, la survie… The Impossible et Le Cercle… sont à la fois des films très proches et…
…radicalement différents. Oui, oui. The Impossible se déroule sur soixante-douze heures. Le Cercle… sur soixante-douze jours et la géographie n’a rien à voir. L’une des choses qui, à mon avis, distingue Le Cercle des neiges, c’est que tout se passe dans un endroit où la vie est impossible. La solitude, l’altitude, l’isolement et le froid imposent aux rescapés de réinventer leur vie. Réinventer leurs croyances, leurs liens aux autres, leurs complicités. Et faire leur deuil…
C’est l’autre thème commun à The Impossible, Quelques minutes… et au Cercle des neiges. Pourquoi cette obsession ?
Billy Wilder a dit un jour : « Si je suis déprimé, je tourne une comédie, si je suis heureux, je filme un drame. » Plus sérieusement, disons que je suis mon instinct. Quand j’ai découvert l’histoire de The Impossible, j’ai été bouleversé et en cherchant à savoir pourquoi j’avais été autant ému, je suis tombé sur le livre de Vierci. Je ne sais pas… j’ai sans doute besoin de comprendre d’où viennent ces émotions qui m’habitent. Maria Belón, la femme incarnée par Naomi Watts dans The Impossible, m’a dit un jour : « Bayona, continue de chercher ce que tu cherches ! J’espère simplement que tu ne le trouveras jamais. » C’est une belle formule.
Comme dans The Impossible, vous créez d’abord un choc viscéral, le crash de l’avion, très spectaculaire
Je n’ai jamais essayé de filmer la scène de l’accident de manière spectaculaire. Je l’ai tournée de la même manière que le reste du film : je me suis assis avec les survivants et je leur ai parlé pendant des heures, en essayant d’obtenir tous les détails. Puis, une fois que j’ai eu toutes ces informations, je savais exactement les mêmes choses qu’eux… pas grand-chose ! Et c’est ça que j’ai essayé de reproduire à l’écran. Vous ne savez pas ce qui se passe. Et puis tout à coup, l’impact. Qui brise tout, qui fait mal et détruit tout. La glissade, les hurlements, l’arrêt progressif, ce sont les survivants qui me l’ont raconté. Tous ont été marqués par cet élan vers l’avant : les sièges qui se sont rabattus les uns sur les autres et ont tout déchiqueté – bagages, jambes, bras… on avait appelé cela l’accordéon et, à reproduire, ce fut tétanisant. Il fallait que ce soit immersif, mais surtout, je voulais montrer le crash comme un moment charnière. C’est le moment où leur vie bascule. Quelques minutes avant, on les voit rigoler, être encore insouciants, puis ils sont plongés dans la terreur pure. Pablo Vierci a une phrase qui résume tout : “Notre apprentissage ne s’est pas fait progressivement. On nous l’a inculqué à coups de fouet.” C’est ça, l’intention de la scène du crash.
Après cela, il y a un choc plus intellectuel, voire spirituel…
Parce que l’idée était de rentrer dans la tête des personnages. Le livre de Vierci n’est pas un roman d’action. C’est un livre qui essaie de donner du sens à ce qu’il s’est passé. Le cinéma est, comme vous le dites, beaucoup plus viscéral. C’est toujours « action, dialogue, action dialogue ». Mais comment rendre l’introspection et la réflexion sur grand écran ? C’est une question avec laquelle je me débats depuis longtemps. Pour Le Cercle…, j’ai choisi la voix off, un effet proprement littéraire.
Et cette voix, c’est celle de Numa. Pourquoi l’avoir choisi comme personnage central ?
Numa est le dernier à être mort là-haut. Et tous les survivants que j’ai rencontrés en parlaient avec beaucoup de respect et d’admiration. Il avait fait beaucoup plus de choses qu’eux, pourtant, lui ne s’en est pas tiré.
Il illustre surtout le rapport entre les morts et les vivants qui est au cœur du film.
Oui. Si le livre m’a fasciné, c’est parce qu’il accorde une importance essentielle aux morts. Quand j’ai rencontré les survivants, je me suis rendu compte qu’on savait tout d’eux, mais que les morts, eux, n’avaient jamais eu le droit de s’expliquer. Et j’ai compris que si je voulais tirer un film de cette histoire, il fallait que je parle de ceux qui étaient restés dans les Andes, en me servant des survivants. Je devais renverser la perspective, ce qu’a fait Vierci : « Je t’ai donné mon corps, alors tu peux raconter mon histoire… »
Les héros ne sont plus ceux qui sont revenus, mais ceux restés là-haut…
Exactement. Ça me permettait de déconstruire le mythe du héros, et de décrire quelque chose de plus… humain. Numa était une personne complexe. C’était un garçon exemplaire. Dans sa vie quotidienne, il faisait les choses comme il faut, suivait les règles de la morale, de la religion… Quand il s’est retrouvé coincé dans la neige, et qu’il a continué de suivre ces règles, tout à coup, plus rien ne fonctionnait. Perdu dans la montagne, le code n’était plus le même. Pour survivre, il fallait s’adapter, abandonner ses croyances et accepter son côté obscur. C’était le cœur du film : chacun a trouvé là-bas sa part la plus vraie. Il fallait avoir le courage de l’accepter.
Vous en parlez comme d’un film de superhéros…
Quand vous écoutez les survivants il y a effectivement un aspect sinon super-héroïque, en tout cas mythologique. Pour les survivants, Numa était devenu un mythe. Personne n’était meilleur, personne n’a fait les choses mieux que lui, personne ne s’est mieux comporté… Mais lui est mort. Alors que d’autres qui étaient moins parfaits s’en sont sortis. C’est la vie et la vie n’est pas que lumière. C’est aussi l’obscurité, la compromission…
Mais il y a aussi quelque chose de religieux dans Le Cercle des neiges.
Comment cela ?
Les gens se mangent pour survivre, et littéralement revenir à la vie… C’est une idée christique, non ?
Je ne voulais pas montrer le cannibalisme comme un truc sensationnel. Ça ne m’intéressait pas de voir quelqu’un manger le corps d’un copain. Vierci raconte comment les gens qui allaient mourir donnaient littéralement leurs corps à leurs amis. C’est une idée fabuleuse qui permettait d’éviter tout sensationnalisme : ça devenait un acte de générosité, d’amour, de spiritualité – plus que de religion. Le groupe était religieux et je devais le prendre en compte. Mais mon idée était de passer d’une tension verticale à une pure horizontalité. Je me souviens avoir dit dès le début aux acteurs : « Ce voyage, c’est le glissement d’un regard vers le haut à un regard sur les côtés. » Lorsque vous levez les yeux au ciel et que tout vous a abandonné, alors vous regardez ce qu’il y a à côté de vous. Vous vous retrouvez et vous vous embrassez. C’est transcendantal d’un point de vue humain, pas d’un point de vue religieux.
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